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André, Robert

Les vertes Feuillantines

Le titre du livre fait référence à une poésie célèbre de Victor Hugo. En effet, il est en partie consacré à l'écrivain, mais sous un angle inhabituel. L'auteur est né près du Val de Grâce et il a habité rue des Feuillantines en face d'une école édifiée sur l'emplacement du couvent où Hugo a vécu dans son enfance. L'évocation de ses souvenirs personnels l'a conduit à les associer à la mémoire historique et littéraire dont le quartier est riche. Ainsi il fut le théâtre d'épisodes importants du roman Les Misérables. Que subsiste-t-il des rues, des maisons citées ? Comment la réalité et la fiction entrent-elles en correspondance ? L'auteur, piéton de Paris, tout en revivant son passé, a tenté de le comprendre. Chemin faisant, la personne de Hugo, les sources de l'oeuvre en reçoivent un éclairage nouveau. 112 p. (1991) ISBN 978-2-86231-103-6

Robert André a écrit une douzaine de romans et des ouvrages de critique, parmi lesquels L'Enfant Miroir, premier volume d'une autobiographie, et un essai sur Stendhal.

Extrait

Je lis avec envie ces récits où les écrivains font retour au pays natal, le village, la maison, le petit Liré. Ils s’exaltent, s’attendrissent, se sentent rassérénés.

Les Parisiens de Paris n’ont pas la chance de disposer d’un lieu de naissance doté d’une pérennité miraculeuse. Le nôtre renvoie le plus souvent à quelque appartement lointain, cédé depuis à des inconnus, transformé, quand il n’a pas disparu sous le bélier et la pioche des gens qui s’intitulent “ rénovateurs ”. Le citadin tient du gitan qui campe et décampe.

Néanmoins, certains quartiers sont privilégiés et parviennent à se maintenir à peu près intacts pendant la durée de plusieurs générations. Alors l’espace que l’enfance a connu demeure.

Feuilletant par hasard un essai sur Rimbaud, j’ai pu contempler la reproduction d’une photographie qui a pour légende : “ Le quartier du Luxembourg avant 1900. ” Elle représente la jonction entre la rue d’Ulm et la rue Gay-Lussac, un carrefour. Le cliché, en très mauvais état, semble avoir été pris un matin d’hiver ensoleillé, après une chute de neige déjà fondue en boue. Otez les fiacres : la vue est identique à celle d’aujourd’hui, si ce n’est que le rez-de-chaussée de l’immeuble d’angle comporte un café au lieu d’une boulangerie.

Avant 1900 est vague, mais la datation est facile à établir. Jusqu’en 1870, la rue des Feuillantines, hors du cadrage, fut beaucoup plus longue. En 1864, George Sand emménagea au premier étage du 97, devenu le 90 de la rue Claude-Bernard et un bureau de postes : “ J’ai passé une heure dans mon logement de Paris. Figurez-vous un wagon divisé en 3 pièces, mais c’est charmant tout de même, une maison flambant neuve, propre, reluisante comme une assiette qu’on vient de laver ”, écrit-elle, le 12 juin à Maurice Dudevant-Sand. Elle s’installera en 1868 au 5 de la neuve rue Gay-Lussac.

La romancière fut donc contemporaine des vestiges du quartier où Hugo vécut et qu’il décrit dans Les Misérables, vestiges que le percement de cette rue Claude-Bernard allait achever de détruire. Ensuite, le décor ne changera plus. Il sera le mien. Je viendrai au monde dans l’ombre du Val de Grâce. J’habiterai presque continûment à portée de ses cloches.

Maintenant, ces bâtisses, ces pavés — on ne peut dire ces marbres — peuvent-ils tenir vraiment lieu de “ pays natal ”, de cet endroit précis où l’imagination suggère que nous retrouverions tout en l’état originel, et nous-mêmes, vierge à la vie ? Je crois qu’il y a davantage illusion, que cette veilleuse intime des provinciaux nous manque. Peut-être le désir, aussi tenace que vain, de remonter le temps joue-t-il un rôle. Il m’arrive d’observer ces façades avec la mentalité du primitif pour qui les morts ne sont pas morts, mais peuplent le dessous du monde. La magie nous permettrait à l’occasion de leur rendre visite comme chez les indigènes des îles Trobriand. “ Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant. ”

Dans la partie inférieure gauche, l’ombre d’un homme s’étire, celle du photographe embusqué derrière son appareil ou simplement la trace évanescente d’une silhouette en mouvement, effet des longues poses exigées par les objectifs anciens ; fantôme inscrit dans la gélatine.

Celui-ci forme le point d’origine des lignes de fuite. En bas, sur la gauche encore, vous iriez vers les Feuillantines, en face, vous auriez le choix entre le Luxembourg et le Panthéon ; à droite, la pente de la rue Claude-Bernard s’esquisse : la géographie de mon enfance.

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