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Cheimonas, Georges

Les bâtisseurs

Le mariage, Le frère, Les bâtisseurs : trois récits formant trilogie. Un tourbillon de scènes violentes et obscures, peuplées de monstres à faire pâlir Bosch et Francis Bacon. Un cycle éternel de naissances, d'amours, de morts et de métamorphoses, apportant tour à tour - ou peut-être en même temps - allégresse et désespoir. La recherche sans fin d'une lumière nouvelle ou d'un feu disparu. La voix inouïe qui se révèle à nous, en ces pages tournées vers le futur mais nourries de trente siècles d'histoire grecque, est celle de Georges Cheimonas. Ces textes d'un traducteur de grec ancien et de Shakespeare, psychiatre de son état, ont été très bien accueillis par la critique. Trois textes traduits du grec par Michel Volkovitch. 112 p. (1990).

Georges Cheimonas est né en 1938 en Grèce du Nord. Il est mort à Paris en 2000.

Extrait

LE MARIAGE. Saint Georges. Au centre lentement les deux saints s’unissent. Les saints lentement l’un des deux tue l’autre. Ils brillent avec une grandeur dans l’éternelle ténèbre des ténèbres. Le saint est assis sur un homme misérable. Cet homme là-bas qui provoque une pitié comme les malfaiteurs. Le saint reste insensible à l’abaissement de cet homme et se penchant doucement. Il aide et solennel se penche. Et plante sa lance dans le saint tombé. Le saint d’en haut son visage est blanc et très grand. Triste un peu comme s’il comprenait et comme attristé pour une autre cause. Une cause générale et il tue l’autre tombé. Le saint tombé sent son âme torturée il ressent. Soudain il a vu son âme. Au fond son âme est apparue. Comme un petit morceau d’entrailles de la mer. Froid et rouge il palpitait et livre la torturée. Comme une bête empoisonnée son âme se rue dehors déchire. Car le meurtre seul peut libérer l’âme entière. Le corps chien sur le dos et les articulations apeurées. La tête va rouler derrière et les yeux grand ouverts et comme une musique un soleil ils s’enfoncent. Hors de la bouche coule un liquide et coule bleuâtre sur la terre. A son palais un trou profond d’où descendent en silence les pensées du cerveau. Elles se nourrissent de la nourriture de l’homme. Hors du trou maintenant coule un liquide. De petits hommes dérisoires comme ses coudes enflés. Ils s’agenouillent autour de sa bouche et brisés contemplent tristement le liquide. Le contemplent de biais d’un œil triste. Entre eux le liquide comme un fleuve. C’est la famille du saint tombé. Ce saint-là aime le saint qui le tue. Il attrape le pied de son bourreau le serrant plein d’amour et rancœur. L’homme qui tient le saint passif absent sur ses épaules. Se brise en deux sous le poids trop lourd. Gémit et rendu fou par une terreur tombe en morceaux. Sa bouche comme un chaos comme le dieu terrifié qui tient la terre. Des corps humains brûlés l’entourent et entre eux marche une femme qui marche seule comme le châtiment. C’est une femme qu’on appelait Victoria. Repoussante un visage épais plein de rides et ses courts cheveux gris ses petits yeux comme des pointes. Elle avait deux enfants devenus fous. Mais la mission de Victoria est d’incarner. Elle parcourt l’histoire les éléments les forces. Elle annonce elle va danser telle Athéna victorieuse. Se serre comme prise de douleurs et fait deux pas vifs. S’arrête un long moment et de nouveau court vite et saute et brusquement s’arrête. Ce qu’elle fait n’est que bassesse et faux-semblant mais fougueusement comme une injure féroce. Les hommes rient mais certains terrifiés sont saisis par les incarnations humaines de Victoria. Elle est le châtiment maintenant qui marche en clignant ses petits yeux coléreux crachant avec une haine violente simulée menaçant les garçons brûlés qui sont d’immenses garçons brûlés comme un fronton. Derrière les saints une tour basse est là comme à demi enfouie et du haut d’une fenêtre pourpre elle regarde. Sur le toit de la tour entassés une foule de prisonniers. Pour toute leur vie prisonniers dans la prison la plus barbare ils surveillent. Au loin vers la gauche on voit une belle campagne. Pâle et verte et au fond la cime et l’humble colline. La colline prophète trahi et sur la cime un drapeau carré en fer. Dans la campagne marchent des couples amoureux. En extase ils regardent vers la mer. Immobiles heureux des couples d’humains et immobiles montrant au loin la mer. Le corps un peu rejeté en arrière comme s’ils se protégeaient que la vue ne les brûle pas. Des pentes étroites coulent de la cime et aboutissent au rempart de la mer. Par les trous du rempart on la voit. La mer tranquille comme du lierre. En descente avec précaution les portes des maisons ouvertes. Une ville turque ancienne comme Kavàla. Par les portes d’entrée ouvertes on voit les salles d’en bas grandes et vides. Au fond un coffre et un amas de fruits comme des vertèbres. Un réfugié allongé sur les planches endormi et il meurt de sa lourde fatigue. Dans les salles éteintes je vois du dedans les fenêtres. Aux fenêtres s’arrête une lumière elle n’entre pas. Lumière orange on dirait qu’elle respire en un bourdonnement faible et profond respirant au ras des fenêtres. Un vieux venu d’Asie est avec une jeune femme. Le vieux est nu et souffre d’une maladie terrible de la peau. Il ne supporte pas d’habits sa peau est noire et se décolle. Ankylosé sa peau a souffert elle est morte. Il gît sur un drap blanc immaculé qui resplendit comme versé. La femme est très jeune à peine seize ans. Brune et venue des montagnes elle a un petit corps des membres courts et son cou très long très fort. Elle a des yeux fendus sous de lourdes paupières. Elle sue et la sueur épaisse la baigne et dégouline sur les planches. Elle porte des bijoux l’un sur l’autre des plaques d’argent serrées. Vierge vive mais laide cachée sous les lourds ex-voto. La femme avait pour nom la Cause. C’est elle qui possède le don dit le vieux et il lutte.

La Cause est assise à terre elle ne peut bouger. Elle paraît très grosse car sous les bijoux sous les plaques d’argent. Les bijoux sont incrustés dans son corps ? comme des croûtes dures par-dessus l’argent des plaies et sous les bijoux sont glissées doucement d’impalpables toiles pour la soulager. Les bords des toiles voltigent sous les larges bijoux comme les tendres ailes intérieures d’étincelants coléoptères. Soudain elle se fige et pleine d’une attention insensée. Comme si elle entendait un chant d’autres générations. De familles d’hommes obscures et de leurs fêtes dans la nuit rongée par les voix des hommes. Elle revient à elle et sa souffrance reprend et elle chante avec un chagrin. Deux chants funèbres frottent comme des fils de fer et se brisent au fond de sa gorge. Comme au fond d’une jarre en terre et sans arrêt elle parle seule. En un dialecte inconnu dialecte d’anciennes lamentations. Peut-être du macédonien. Mais il s’y trouve aussi un plaisir éclatant comme une avidité. Agonisante la Cause me regarde et elle chante un bruissement. Oscille en cadence en avant en arrière et dans le cliquetis de ses lourds ex-voto.

Dans cette maison deux femmes et elles vont et viennent. En levant les yeux je les verrai. Mûres la soixantaine un peu grosses. Les cheveux teints à l’olive noire. Portant des robes en brocart couleur cerise. L’une contre l’autre serrées. Elles ont l’air insouciantes mais sont troublées comme inquiètes. J’ai compris que ces deux femmes sont Dieu. L’une d’elles ne se retourne pas pour me voir. Mais l’autre. En se cachant de l’autre elle m’appelle par des grimaces imperceptibles et des signes. L’œil mauvais s’efforçant d’attirer mon regard et comme en s’efforçant de s’entremettre. De nous mettre moi et l’autre en contact et de nous entraîner dans un contact.

Les miracles ont lieu dans le désert. Il y avait eu un miracle et le sang était partout. Un de ces miracles qui révèlent et qui révèlent que le monde est suivi. Mais ce miracle-là comme une tuerie sanglante. Les hommes allant sur les lieux du miracle admiraient le sang. Les murs éclaboussés de sang comme par des jets un lieu humide une odeur comme d’abattoir. Aux trous des murs trempés crissaient et bourdonnaient et bouillonnaient les insectes qui aiment le sang. On sentait encore cet air humide et tiède et l’odeur d’homme qu’on a ouvert. Il y avait là-bas deux hommes. Amenés là pour qu’on les soigne ou habitants ? L’un est jeune et presque adolescent. Son âme s’est emparée de lui. Précipité hors des rangs des hommes et hors des hommes arraché. Il existe des hommes. Tyrannisés par la superstition ils obéissent à l’antique âme humaine. Qui comme un œil féroce en bois regarde. Insensible et comme aveugle entre la paupière de la cause du monde et la paupière de l’effet des hommes. Ce qui existe est cause et il n’est pas d’effet pas de fin. Il existe un âge immobile dans le germe là-bas de toute heure et tout instant. Le monde est fait de commencements qui toujours commencent et commenceront sans cesse dans les siècles sans cesse. Le temps n’est pas destiné aux hommes. Cet homme horriblement se débattait. En oiseau enragé à fuir la liberté. Mais il ne peut faire de mal car ses gestes. Ou plutôt vaines descriptions de gestes. D’actes indéchiffrables encore à naître et véhéments qu’il médite. Sans paroles mais en des gémissements sifflants. Des regards soudains pareils aux bulles d’air et comme des mots des profondeurs montent à travers les eaux. Ses regards montaient d’un rire obscur et leur éclat disait une sournoiserie pleine de sang. Parfois il agitait violemment les bras. Ses bras s’écartent des épaules. Ils luttent pour quitter leur peau et partout se répandre. Se jettent en avant comme quand on frappe au cœur fermé du sens. Cet homme est une âme. Le corps de cette proie de l’âme s’atrophie se dessèche. L’autre homme qui se trouvait là est torturé par une hérésie. Dans la pénombre on discernait une vision terrifiante. L’homme de l’hérésie s’efforçait d’avaler l’homme de l’âme. Ses yeux exorbités pris d’une vague panique regardaient partout agités. Sa gorge affreusement gonflée comme une gorge de lézard et déjà sa bouche énorme se fendait aux deux coins. L’homme de l’âme le haut de sa tête avait l’air d’un enfantement. Le front les yeux grand ouverts mais indifférents totalement. Tournés vers le haut et le coude le tibia tout blême pendait et balançait paralysé désarticulé les trois membres si près l’un de l’autre qu’on sentait l’affreux démembrement. Comment l’homme est-il en dedans ? Sans doute plein d’une espèce de lait. Par la bouche du corps disloqué suintait une bouillie légère et blanche et tachée.

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