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Gentis, Roger

Ana de la nuit - poèmes -

Vingt-cinq poèmes pour dire au plus près de l'acte, du mouvement, de l'image. On ne s'étonne donc pas de voir çà et là Dreyer avec Kafka, Wenders avec Rilke, Bunuel avec Nerval, ou Picasso, ou Freud — assez souvent. C'est qu'ici on s'est tenu autant que faire se peut, sur ce fil incertain où le regard passe dans les mots, où la nuit  se déchire du jour, où blanc et noir ne cessent de virer l'un dans l'autre. 48 p. (1989) ISBN 978-2-86231-088-6

Roger Gentis, psychiâtre, est entre autres l'auteur de Les Murs de l'asile (Maspero).

Extrait

1

Le lait noir

à Sarah Kofman

 

Le procès de Saturne s’est ouvert ce matin. Qui dira (la Reine déjà retournée au chaos) ce que l’image a jamais emprunté au signe ? Voir : dix masques d’or balisent pauvrement, dans la pénombre des corridors célestes, un chemin précaire et subtil où engager quelque métamorphose. Bétyle est son nom. Homme-lion, femme-oiseau, son sommeil inlassablement brasse et charrie, galets éteints, les songes millénaires de notre race quasi égyptienne. Des siècles durant, j’ai tissé pour elle seule cette robe nuptiale, et les caravelles lascives venaient à mes pieds déverser leurs présents. Universelle ! je dis universelle cette présence larvaire, insistante jusqu’à l’obsession, presque infinie, belle — ô belle comme exclusive. Noirceur du blanc. Plénitude du vide. Je suis né dans la mort, et depuis lors je vis à la place d’un autre. Portia, ma chère Portia, m’avez-vous donc à ce point oublié ?

 

2

Si toutefois il y a un monde...

 

Tu es née de l’eau qui était là avant le temps, avant toute forme, Ana aux pieds de nacre, à la peau d’argent.

Nous se conçoit du feu, il lui est consubstantiel. Aussi le figure-t-on par les huit rayons d’or d’une roue, androgyne tournant indéfiniment sur lui-même.

Lui, c’est Ariel, l’âcre esprit de l’Éros saisi vif dans la mort, et préservé par elle — noces de mercure et de plomb. Lui qui de son souffle qui sait oriente et fixe, écartelée, la rose des vents. C’est aussi Iris — du linceul primordial elle fait chatoyer les mille vibrations de la vie.

Fumée, nuit, brouillard. Qui erre ainsi, depuis quand ? dans cette campagne brûlée et noircie qui était peut-être une paisible banlieue — presque refroidie à cette heure et couverte de cendres — où gisent par bancs obliques des corps d’hommes, la tête et le buste horriblement calcinés, mais les jambes et les pieds inutilement intacts. S’il est un Prince de ce lieu — on dit qu’il en est un — comment l’invoquer, comment le joindre, comment le fuir ? Et encore : qui êtes-vous ? qui suis-je ? que faisons-nous ici ?

Rien n’existe, rien — excepté la proximité, le poignant désespoir de serrer dans mes bras ton corps nu.

 

3

Le cerveau de l’enfant

 

Dans le crépuscule commençant, ils franchirent un pont sur le fleuve. Dédale de la ville immonde, flipper ivre, somnambulique — émergerons-nous jamais de ce naufrage ? Main dans la main. L’homme pourtant seul

(l’enfant dort).

Venelles n’allant nulle part, traboules déboussolées, golfes sombres.

(Marcher.)

Vagues lueurs d’incendies inaudibles, ombres ombilicales béant comme des tombes.

(Marcher encore.)

Dérive oblique de paroisse en paroisse — Saint-Joseph — Proxénète et la Trinité-des-Latrines — longé dans la nuit un interminable mur conventuel. De là à Sainte-Anne-Anadyomène (« l’univers, un et divers », serine en contrebas une ritournelle ironique). Puis c’est la Madeleine avec, encore honoré, l’oratoire de la Sainte-Fellation. Notre-Dame de Sodome et sa grotte éponyme. La Bouche-de-la-Vérité —  et au-delà le faubourg tudesque.

(L’enfant dort.)

Ne l’éveilleront ni les plaintes rauques, près de Messie Messer Kirche, de quelque obscure vénerie vénérienne, ni le déboulé brutal, au sortir de la Traverse des Juifs, dans une clarté laiteuse — l’avenue des Fusillés. En perspective au loin, une architecture invisible où s’affaire, à la verticale, une algèbre de séraphins. Il faudra marcher encore, quêter on ne sait où, on ne sait comment, les deux ou trois mots qui donneraient corps à une histoire.

(Seule la musique voit — le son noir.)

Il faudra tordre le cou au désespoir, entrer nu dans le rêve (changer de rêve ?), courir droit vers la mer. Laisser à gauche Witchminster et les verrières de Delusion College. On arriverait enfin à Déception Square, à sa forêt d’enseignes mortes. Ici s’achevait jadis l’arc-en-ciel. Ils surgiraient de terre juste avant l’aube.

L’enfant voit. Au commencement était le Rien.

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