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Dune, Cléo

La Funambule

Une jeune fille tombe de son fil et, en chutant, perd la mémoire – celle des évènements passés, celle des us sociaux –, si bien qu’elle est comme ballotée au sein de ceux qui s’activent autour d’elle et la somment d’agir. C’est quoi, saluer quelqu’un ? Et ce baiser, que veut-il dire ? Pour se reprendre, pour mieux comprendre, elle décide alors de voyager, afin de rencontrer ceux qui l’auraient connue, avant, et qui pourraient lui conter ce qu’elle était. Mais ce voyage la déroute plus qu’il ne fournit la clé de son histoire et elle côtoie le risque sourd de la folie. Voyage initiatique en trompe-l’oeil, puisque jamais il ne lui donne ce qu’elle cherche, le mystère de son identité : les souvenirs des autres, si bien entassés, ne feront jamais une personne. Chant du corps et de ses fluides, La funambule, premier roman, questionne de quoi nous sommes faits, – quel est ce sang qui circule dans nos veines ? – mais aussi, et surtout, comment les femmes se défont.

Cléo Dune, née en 1992, pseudonyme de (Delphine) Tal Piterbraut-Merx, agrégée de philosophie, militante féministe queer, s'est donné la mort le 25 octobre 2021. "La Funambule" est son premier roman. Il répond à une double inquiétude : à quel point sommes-nous façonnés par les autres ? Et quel espace possible pour celles qui veulent faire craqueler leur enveloppe ? Elle a publié en 2021 un second roman "Outrages" aux Editions Blast.

Extrait

« Elle passe des jours, des semaines, loutre fanée qui se délite, à vivre, comme ça, sans conscience, mécaniquement, oubliant aussitôt ce qu’elle vient de faire, peau sans vie sur le point de sombrer. Du dehors rien ne lui vient, les bruits de la rue s’intègrent aux fantasmes de son esprit dérangé, les lumières s’abattent au sol sans qu’elles ne la chauffent. Les sonneries de portable, les coups à la porte qui surviennent durant ces jours ne s’impriment pas en elle mais la traversent flegmatiquement. Elle végète. Contemple, triste, la plante mal en point qui se meure, sans l’arroser. La laisse derrière elle. Raconte aux insectes des histoires sans sens, les remercie de leur écoute, s’applaudit, rit parfois. Et, submergée par la douleur, s’allonge sur le sol, la tête enfoncée dans la moquette sale, crache un peu, bave beaucoup, s’écoute ne rien dire. Se relève ensuite, sans s’épousseter, enchantée par ses chants intérieurs, marmonne, bêle, pousse des cris rauques, et, quand elle est fatiguée de ce vacarme, retombe dans son épais mutisme. »

 

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Nous apprenons aujourd'hui la disparition de Cléo Dune (Delphine Merx ou Tal Piterbraut-Merx) qui s'est donné la mort le 25 octobre 2021. Elle avait publié aussi aux Editions Blast "Outrages" en mars 2021. Voici ce que disait Albert Bensoussan sur le blog d'En attendant Nadeau le 21 juin 2016 à propos de "La Funambule" :
 
"Qui ne s’est jamais senti autre en se regardant au miroir et s’interrogeant sur cet être là qui dit que vous êtes vous ? Antoine Doinel, dans le film de Truffaut, répète inlassablement son nom dans la glace afin de se reconnaître et de s’ériger en être. La pédagogie de l’école maternelle s’attache, par la présence d’une glace en pleine classe, à familiariser le petit être à son image : il doit comprendre que cet étranger qui le regarde, c’est lui. Contrairement au chien qui aboie contre lui-même. Mais voilà, l’adulte advenu, sous l’effet d’un quelconque choc ou traumatisme, ne saura plus qu’il est lui : étranger à soi, il aura perdu tous ses repères et errera dans ce monde en totale incompréhension, en hébétude, oublieux de toute marque. Sa vie tenait à un fil, sur lequel évoluait, telle une funambule, la voix qui nous parle ici, dans ce livre, jusqu’à la chute, la perte d’équilibre, le saut dans l’immémoire. Et après cela l’errance à la recherche, peut-être, d’un être neuf. D’un moi reconstitué. Tel est le thème de ce roman de Cléo Dune. Savamment tissé à partir d’une trame déconstruite toute derridienne.
Au départ est donc ce fil tendu sous le chapiteau et la funambule glissant un pas hésitant où s’écorchent et s’ensanglantent ses pieds, au-dessus d’un public hilare abrité sous l’anonymat de ses faces : « taches », ainsi se nomme l’humanité. Nous sommes au cirque, suivant du regard « cette fulgurance bancale sur son fil silencieux ». Jusqu’à l’accident, l’attraction du vide, la « voltigeuse déliée ». Et c’est la chute. Et c’est l’oubli. Commence alors un autre monde, celui de l’immémoire, de l’inconscience, de l’errance en vue d’une quelconque et incertaine appropriation, et d’abord cette image dans le miroir que la narratrice ne sait, ne veut reconnaître : « Le miroir narquois qui la toise sur son passage, elle l’évite ». Tout est à découvrir, et des autres, et d’elle-même. Mais que reste-t-il quand tout est oublié ? La première approche est ce livre que la narratrice voit comme « barbouillis d’encre sombre » et qui lui tient compagnie, sans pouvoir le lire, comme un « talisman renfermant des myriades de voix ». Puis son visage, inévitablement, qui n’est qu’un « masque figé qui comprime ses gestes dans une inconfortable cage », d’où ne sortent – tel Orphée revu par Cocteau crachant des bandelettes télégraphiques − que « des mots d’usage vidés de leur sens ». L’image coctalienne s’impose alors : « De son nez s’échappent des fils qui se cousent autour de ses membres comme pour la faire une pelote méconnaissable qui ondule lentement ». Non, elle n’est pas elle, elle se voit autre, « son corps s’enfuit pour devenir un ailleurs de jambes étrangères, sa bouche pincée s’enfle de mystère, la forme des hanches révèle une origine lointaine dont le corps est le dépositaire ». Tout est mobile et déformé, tout est « état vaporeux », évanescence. De là qu’elle ne sait reconnaître ni nommer ces événements si ordinaires, ses étapes, que sont l’alimentation, la déjection, les menstrues, le sexe, l’amant, l’amie, les vieux… : « Perte immense de son corps ». Car cette étrangère à elle-même « se laisse emporter par son rêve d’images ». Sommes-nous dans la caverne de Platon, et la vie n’est-elle que projection d’ombres que nous avons la faiblesse ou la coutume de croire réelles et vraies ? Quant au paysage à l’entour de cette « jeune fille perdue dans la jungle des villes » − cette place qu’elle traverse, où l’on reconnaît la présence « narquoise » de « l’ange doré » de l’innomée Bastille −, il est animé pareillement d’incertains mouvements : « Les immeubles, elle les voit se pencher par saccades, dignement sur son passage, puis perdre l’équilibre ». C’est donc le monde entier − la Création − qui bascule, promis à la chute. Cette désappartenance atteint même la projection graphique de la personne qui a perdu son ombre – Chamisso n’est pas loin, et son Schlémihl − : « Elle rattrape son ombre qui manquait une fois de plus de la trahir, la plie soigneusement, la berce contre elle, enfant endormi, et s’introduit avec elle dans l’armoire pour disparaître ». Récit fantastique et, tout à la fois, métaphysique, La Funambule de Cléo Dune pourrait bien faire date dans la littérature du moment. Novatrice, tout en jalonnant son parcours de miettes littéraires ou philosophiques, tournée non vers soi, vers ce moi qui lui laisse en bouche un « parfum d’amertume », ce « petit moi perdu », cette jeune romancière qui fait table rase de l’intimisme, du nombrilisme, de l’exhibitionnisme et de la complaisance people qui trop souvent tiennent lieu aujourd’hui d’avancées littéraires, nous propose une vision problématique de notre présence au monde qui traduit à merveille, l’inquiétude et l’incertitude. Ou le vertige. Le vertige du néant et l’attraction du rien : délitement, dissolution des corps. Alors, quel monde pour cette jeunesse qui ouvre les yeux et voit s’écrouler l’Empire dans l’immense craquellement universel ? Sauf à penser que ce constat, servi par un style qui n’est que transe et mirobolante défaite du langage – ce « miroir sans voix » −, ouvre, peut-être, une fenêtre sur l’espoir. Cette « brume d’inconscience » apparaîtra finalement comme « l’état le plus parfait ». Et ce sera le triomphe du détachement et de l’indifférence : le zen. Et le lecteur attentif à la chute n’a pu, de toute la nuit, fermer l’œil avant de refermer ce livre, « ivre de liberté »."

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Extrait : « Elle passe des jours, des semaines, loutre fanée qui se délite, à vivre, comme ça, sans conscience, mécaniquement, oubliant aussitôt ce qu’elle vient de faire, peau sans vie sur le point de sombrer. Du dehors rien ne lui vient, les bruits de la rue s’intègrent aux fantasmes de son esprit dérangé, les lumières s’abattent au sol sans qu’elles ne la chauffent. Les sonneries de portable, les coups à la porte qui surviennent durant ces jours ne s’impriment pas en elle mais la traversent flegmatiquement. Elle végète. Contemple, triste, la plante mal en point qui se meure, sans l’arroser. La laisse derrière elle. Raconte aux insectes des histoires sans sens, les remercie de leur écoute, s’applaudit, rit parfois. Et, submergée par la douleur, s’allonge sur le sol, la tête enfoncée dans la moquette sale, crache un peu, bave beaucoup, s’écoute ne rien dire. Se relève ensuite, sans s’épousseter, enchantée par ses chants intérieurs, marmonne, bêle, pousse des cris rauques, et, quand elle est fatiguée de ce vacarme, retombe dans son épais mutisme. »