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Naville, Pierre

La Passion de l'avenir

Notre société se débat aujourd’hui dans une situation de crise qui engendre le pessimisme. Cette situation invite à se poser des questions de fond : quelles valeurs opposer à la marchandisation du monde ? Que peut la littérature ? La recherche scientifique ? La politique ? Comment se débarasser des mensonges dominants ? Comment refonder le socialisme ? À ces questions, Pierre Naville est un rare esprit à avoir su donner des réponses. Michel Burnier, Véronique Nahoum-Grappe, Robert Massari, Maurice Nadeau l’accompagnent de textes montrant l’usage qui peut en être fait. Alain Cuenot dresse une chronologie de la vie et des oeuvres de Pierre Naville. 230 p. 20 euros (2010)

Extrait

Présentation

La dernière date mentionnée dans ce dernier cahier de Pierre Naville ici publié est celle du 22 janvier 1993. Naville ne se réveillera pas un matin de mars de la même année, après avoir soufflé un soir à son épouse Violette, quelques jours plus tôt, « je n’existe presque plus ». Une mort très simple, un arrêt cardiaque en pleine nuit et, sur son visage un peu dressé, le corps légèrement soulevé sur un coude dans une posture de statue romaine, l’expression d’un grand étonnement.

Il a donc écrit ce journal les cinq dernières années de sa vie, et l’a arrêté quelques semaines avant de mourir, avec un commentaire serré sur les élections en cours : pas de signe dans les dernières lignes qu’il mettait un point final. Pourtant, les jours ou semaines suivant ce 22 janvier, la décision de fermer ce dernier cahier est attestée par le soin porté à bien le ranger : il l’a glissé entre deux beaux livres d’art en bas de son impressionnante bibliothèque. Deux beaux gros livres d’art destinés à ne pas être remués tous les jours... et dont sans doute l’espèce de rayonnement visible de loin, celui du sacré de l’art, protégerait le petit dernier. C’était bien vu. Tellement bien vu qu’il échappa pendant dix ans aux regards ! Véronique, dix ans plus tard, à la mort de Violette, fin 2003, est tombée sur l’objet. Un bel objet, un grand cahier cartonné, datant lui-même de plus de deux siècles, comme le démontrent sa facture et la couleur de l’encre d’une première et seule inscription manuscrite au milieu de la première page : « Souvenirs et Pensées ». Les pleins et les déliés de cette belle écriture, celle d’un ancêtre réflexif et empêché par quelque chose d’extérieur ou d’intérieur de poursuivre, sont d’autant plus émouvants que la suite est vide. Etait vide : Pierre Naville a rempli ces deux cents pages abandonnées par son ancêtre.

Ce journal n’est pas intime, personnel : Naville pense que la subjectivité est une forme aléatoire et pas très intéressante de l’existence humaine : l’objet premier, plus réel, est l’objet collectif, toujours inscrit dans son contexte historique et mis en situation sociologiquement. Or ce contexte et cette situation sont encore à comprendre, et même, avait-il dit ailleurs, « l’expérimentation en sociologie, c’est l’histoire ». Précisément, toutes ces lignes, toutes ces « pensées » et analyses sont portées par cette urgence de comprendre, où sont mises en batterie toutes les strates de connaissances d’une vie immense de travail et de lectures, une trajectoire d’incroyables traversées (comme on le verra ci-dessous) : à chaque pas, la façon qu’a Naville de se poser des questions s’appuie sur l’évidence qu’il manque à la compréhension des éléments, des outils et même des mots, encore non « inventés », ou « découverts », par le progrès scientifique, mais dont l’absence fausse peut-être toute possibilité d’analyse présente.

À chaque pas d’une réflexivité inventive, il laisse une étonnante place libre aux savoirs encore manquants pour poser sa question centrale : Qu'est-ce qui se passe, qu’est-ce qui survient, comment le penser, l’anticiper sérieusement ? C’est-à-dire avec l’aide des sciences, et au-delà de toutes les connaissances établies. Par exemple, la question que pose à l’anthropologie le fait culturel et linguistique de la poésie est posée de façon surprenante, tout comme celle de la géopolitique de l’espace maritime, ou du sens sociologique de l’abstention massive aux dernières élections européennes. La sociologie de Naville s’appuie sur une totale ouverture aux acquis scientifiques des autres disciplines, orientée vers le présent et l’avenir : le marxisme scientifique de Naville est beaucoup plus original et fécond qu’on ne pourrait le croire ; c’est l’outil, la clé qui ouvre sur une anticipation plausible, sérieuse, laissant la place aux données manquantes de ce qui suivra.

Le lecteur ne trouvera pas ici le flux de cette subjectivité qui, lorsqu’elle se prend comme objet dans un journal, se creuse, s’approfondit — comme un trou qui sans la pelle n’existerait tout simplement pas. Par contre, souvenirs, notes sur les êtres chers, commentaires et jugements sont permanents. Parfois, une seule fois en réalité, une information sur le « je », annoncée comme telle, sur un aspect de sa perception intime de la famille. On ne trouvera pas non plus d’analyses formalisées et de théorisations développées, qui sont menées parallèlement à la tenue de ce cahier dans ses articles et ouvrages en cours. Non, ce cahier propose une conversation serrée sur le présent. Quelques éléments de sa biographie (dont le résumé plus complet est donné en fin d’ouvrage) font comprendre pourquoi on ne peut pas rater l’occasion de dialoguer avec un Naville de 90 ans.

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