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Aymard, Sylvie

La vie lente des hommes

1939, c'est la mobilisation générale. Bussy, 13 ans, est emmenée de Paris par son père, violoniste ombrageux, pour être soustraite  à le guerre. Tristan, qui a lui aussi subi l'exode, aperçoit Bussy dans la foule à la Libération. Ils se marieront. Le temps passe, la vie de Bussy semble enfermée dans un secret. Ils ont une fille, Esther, qui nous raconte l'errance de sa mère. L'auteur de Courir dans les bois sans désemparer (2006) et Du silence sur les mains  (2008) se tient de nouveau au plus près d'êtres qui refusent le destin que leur a fait la vie et qui, comme Bussy, parviennent à se rendre libres. Juin 2010, 139 p. 16.00 euros 

Extrait

Elle porte un châle en laine, croisé fort dans le dos, contre la primo-infection. Même en ce début septembre presque torride. L’après-midi est roux, teigneux, crépitant de soleil.

En face de son immeuble, au milieu d’un terrain mal foutu, plein de trous secs, d’herbes jaunes et du chaud dans l’air qui cherche le vent : elle attend les autres. Impatiente, elle tape du pied, soulève une sale poussière. Soudain, l’espace aride se remplit d’une giclée de gosses qui la rejoignent.

Et ça court partout, se presse de jouer, la salive filante, les cris poussés trop fort, pour rien.

Pour faire le bruit des enfants.

Elle lève les yeux, regarde le ciel crever dans son bleu immobile. Son châle l’étouffe, l’enserre tel un étroit parachute, mais elle galope quand même, sort ses mains des poches de son tablier. Elle ne fait pas son âge de fillette, sa beauté est déjà une offense. Un outrage pour les garçons qui la traqueront, aspirés par son éclat. Ils courront derrière elle. Tout le temps. Dans une obéissance de chien battu, un léger mouvement de fièvre sur leurs mains ballantes.

Puis la cloche de l’église fait trembler les environs à coups répétés, les abat-sons répandent au sol le cri de l’alarme. Une plainte inconnue attrape les jeunes têtes qui se tournent en chœur dans la même direction.

Une lamentation toute proche.

La peur contracte des muscles inhabituels, ceux qu’on n’utilise jamais, car on n’a jamais vraiment peur. Mais cette fois, la crainte fait rentrer le cou, serrer les lèvres. Un mouvement brusque, où le corps cherche à éviter un danger inconnu.

Elle scrute le clocher ébranlé par le vacarme. Ce n’est pas pour la peste, ni la famine, pas de fumée non plus pour se rassurer avec un bon vieil incendie.

Les grands parlaient de la guerre. Après les chuchotis incrédules dans les couloirs, leurs mots montaient plus fort des cuisines, des ateliers, de la rue.

Ils tranquillisaient d’un sourire errant les petites figures inquiètes. Certains pressentaient, se croyaient plus malins que les autres avec leur intuition. D’autres entassaient des provisions d’écureuil.

Elle n’a pas de main à prendre, de sœur ou frère à chercher des yeux. Tous les enfants ont déserté le terrain vague. Son père Matteo sort de l’immeuble, hurle dans sa direction, d’une voix qu’un grand frisson étrangle. Elle distingue de loin, le trou noir de sa bouche qui lui dit de rentrer.

Elle s’élance vers lui, le corps obéissant. Ses chaussures cassent leurs brides bien sages. Son châle se dénoue, libère sa respiration en panne.

Elle court, écarte les bras pour ne pas tomber et les franges noires lui font de longues ailes de vautour.

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