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Dagerman, Stig

Les Wagons rouges

Durant sa courte existence de création littéraire, Stig Dagerman a sans cesse accompagné ses romans de nouvelles et de textes qui concentrent souvent en quelques pages quelques unes de ses visions essentielles, passant du récit à la satire et du réalisme au fantastique.

Nouvelles traduites du suédois par C.G. Bjurström et L. Albertini.  176 p. (1986)

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Les nouvelles réunies dans ce recueil appartiennent toutes, à des titres divers, au versant « fantastique » de l'œuvre de Stig Dagerman : le fantastique est un élément qui se fait assez rapidement jour dans son monde angoissé et il peut être parfois malaisé de distinguer entre ce qui est interprétation de la réalité, affabulation, exagération, imagination débridée et vision purement fantastique, de même qu'angoisse, satire et ironie coexistent.

Ces nouvelles ont été écrites à des dates différentes mais suffisamment rapprochées, cependant, pour qu'il ne nous ait pas semblé indispensable d'adopter un ordre strictement chronologique. Parallèlement à ces nouvelles, Dagerman en écrivait d'ailleurs d'autres, d'inspiration plus psychologique ou plus autobiographique, qui feront l'objet des deux recueils suivants.

Le premier roman de Stig Dagerman, Ormen (Le Serpent) fut un succès immédiat dès sa parution en 1945. Il fut suivi d'un roman à la fois fantastique et symbolique, De dömdas ö (L'Île des condamnés) en 1946. C'est donc un jeune auteur déjà célèbre qui en 1946 publie dans diverses revues les nouvelles Les Wagons rouges, Le Procès et Le Condamné à mort, puis, en 1947, Quand il fera tout à fait noir.

L'automne 1947 paraissait le recueil de nouvelles Nattens lekar (Les Jeux de la nuit) réunissant dix-sept nouvelles. Dagerman n'y avait retenu que les deux dernières des nouvelles que nous venons de citer, mais il leur avait ajouté l'histoire satirique de L'Homme qui ne voulait pas pleurer et celle de ses nouvelles qui se rattache le plus au genre fantastique traditionnel, L'Homme de Milesia.

Dans ce recueil, Dagerman avait d'abord essayé de grouper ses nouvelles par genre. Il avait prévu une première catégorie, d'inspiration plus ou moins autobiographique, sous la rubrique : « La vieillesse, qu’a-t-elle fait d'autre que de vieillir ? Qu'a-t-elle fait pour mériter davantage de respect ? » La troisième catégorie se composait de nouvelles plutôt psychologiques, avec cette rubrique : « Louez la chaleur de la fièvre, car si la fièvre n'existait pas, la glace sans doute nous recouvrirait. »

La deuxième catégorie était groupée autour de la nouvelle Le Condamné à mort et portait pour titre : « Ne laisse pas passer l'occasion car jamais plus tu ne seras condamné à mort. » La quatrième, enfin, portait en épigraphe la sentence : « Mieux vaut la nuit la plus noire, car alors il fera rarement plus noir. » Elle comprenait des nouvelles carrément fantastiques, L'Homme de Milesia et Quand il fera tout à fait noir mais aussi une nouvelle d'apparence plus réaliste, La Tour et la source qu'on retrouvera, en français, dans le recueil de nouvelles « psychologiques ».

Dagerman a ensuite laissé passer deux ans avant d'écrire ou de publier des récits qu'on pourrait appeler fantastiques. Le Huitième jour est, de sa part, plutôt un divertissement et a d'abord paru dans un recueil collectif où dix auteurs suédois de divers âges avaient chacun « raconté une histoire ». Ce recueil portait le titre un peu trompeur de Décaméron suédois et parut en 1949.

Pour Comme un chien nous avons délibérément choisi ce titre kafkaïen, au lieu de « Un chien enterré », expression toute faite suédoise qui équivaut à « un cadavre dans le placard » en français ; les chiens ont d'ailleurs beaucoup préoccupé Dagerman comme on peut le voir dans diverses nouvelles et dans la lettre que dans L'Enfant brûlé, Bengt laisse en tentant de se suicider. C'est un début de roman écrit en 1950. Il en est de même de Une histoire du temps passé de 1953, une année avant la mort de Dagerman, qui avait alors entamé un autre roman, dont il ne nous reste que le très beau fragment Dieu rend visite à Newton, déjà paru en volume en France, aux Lettres Nouvelles.

C.G. Bjurström

Extrait

Les Wagons rouges

L'homme qui montait dans le train devait être quelqu'un de terriblement malade. Le contrôleur qui, sur le quai, frottait du pouce son bouton le plus brillant, donna soudain un brusque coup de pied dans un morceau de glace étincelant qui sauta par-dessus bord et se brisa contre le rail avec un tintement, fort en lui-même, mais qui n'avait cependant rien de terrifiant. Il n'empêche que l'homme présumé malade eut un sursaut violent et inclina son buste, avec un mouvement bizarre de rotation au-dessus du portillon de la plateforme, comme pour vomir. Un porte-monnaie, un trousseau de clefs et un mince billet brun jaillirent de l'une de ses poches et tombèrent derrière lui. Mais le malade – si c'en était un – ne remarqua rien.

– Houhou ! Vous venez de perdre quelque chose ! cria une jeune fille moulée dans un chandail vert avec une délicieuse boucle argent lui soulignant un sein. Elle passait devant la voiture en faisant de joyeuses enjambées d'un mètre et avant que ses mots aient eu le temps de sortir leurs griffes et de s'accrocher, elle était déjà loin. L'homme restait maintenant immobile, comme suspendu au-dessus du portillon arrière de la plateforme et sous le soleil qui dardait il regardait les éclats du morceau de glace en train de se diluer. Une neige jaune et fondante bouillonnait comme de la lave le long des rails et de la suie et de l'huile flottaient sur les flaques, les purs, les scintillants éclats de glace étaient aspirés par des bouches malpropres.

Un visage d'une pâleur maladive, des lèvres tendues comme des cordes, des épaules douloureusement comprimées, un regard comme englouti au fond des orbites par de secrets aimants, des mains fines et blanches qui, pitoyables, se cramponnaient au portillon de fer – le contrôleur se sentit transpercé par une sorte de tendresse qui lui faisait mal et il força doucement l'une des mains de l'homme à se détacher, à se creuser comme une coupe et il pressa sans dire un mot contre la paume froide de l'inconnu, les objets qu'il venait de laisser tomber.

– Laissez-moi, chuchota l'homme avec un accent de passion surprenant et une violence à faire peur qui chatouilla la curiosité du contrôleur plus qu'elle ne le peina. Il aurait voulu le prendre par les épaules, le pencher en arrière, lui soulever les paupières avec des gestes de douceur afin de happer le profond secret qu'elles cachaient.

Cependant, le train roulait maintenant, et le contrôleur devait prendre soin à la fois de sa réputation, de son devoir et de la confiance jamais ébranlée de ses chefs. Suivre ses brusques impulsions à l'égard de passagers inconnus pouvait conduire aux plus étranges conséquences. Il ferma donc le portillon, poinçonna le billet et se disposa à poursuivre son chemin à l'intérieur de la voiture. Un vacarme obsédant enveloppait le train comme une envahissante pluie d'étincelles, son oreille accoutumée à ce bruit avait tôt fait d'enregistrer, non sans plaisir, les fines modifications provoquées par les faibles courbures des rails et par les aiguillages.

C'est alors que quelqu'un l'attrapa par le bras, une prise doucement persuasive, aimable avec une nuance d'impatience. L'homme présumé malade inclinait profondément devant lui un corps comprimé par la douleur, mais qui gardait quand même la faculté secrète de se dilater presque peut-être jusqu'à l'éclatement, un corps pitoyable qui tremblait sous son long pardessus avachi.

– Dites-moi, lui demanda-t-il, pourquoi avez-vous donné tout à l'heure un coup de pied à ce morceau de glace ?

Un court instant, le contrôleur fut totalement pris au dépourvu, dans son regard, les verrous normaux furent repoussés, la volonté de l'étranger pénétra dans son noyau mou, comme la pointe étincelante et tranchante d'une lance. Oh ! il aurait fallu que le sang coulât. Pourquoi avait-il donné un coup de pied ?

Troublé, il plongea son regard dans la perspective qui s'éloignait à reculons – et mon Dieu, soudain tout ce panorama se précipita sur lui. Des milliers, des millions, des milliards de fois il était passé sur ces mêmes rails, mais ce n'était vraiment qu'en cet instant qu'il voyait les trolleybus rouges qui, pareils à des insectes déployant vainement des antennes qu'ils balançaient doucement, passaient sur le pont ; l'enveloppe du ballon bleu du ciel effleurait avec recueillement les pylônes plaintifs ; sur le toit, au-dessus de l'entrée du gigantesque cinéma, des hommes en bleu manipulaient des lampes rouges ; les rails sortaient des aiguillages avec des chuintements brillants de serpents et l'eau sale de la neige fondue, visqueuse comme de la poix, coulait dans les multiples canaux de l'immense gare. Sur la surface gelée, minée et jaunie du lac, il voyait les duvets des canards pris dans la glace qui tourbillonnaient dans la lumière du soleil et l'air limpide et printanier auquel se mêlait la fumée des trains avait une âpreté hivernale qui aiguisait tous les contours de cette ville.

En lui, quelque chose semblait s'anéantir lentement, le puissant pilier qui l'avait porté jusque-là à cent soixante-quinze centimètres du sol s'était brusquement mis à fondre et si sa pince n'était pas venue à son secours, la conséquence en aurait été sans doute une violente désagrégation. Sa pince, en effet, surgit tout à coup de sa poche, elle était là entre ses doigts, dans sa main, comme une arme froide et massive. Les muscles de la dignité se tendaient d'une manière presque audible et si sa pince avait été un pistolet, il aurait vidé sur-le-champ son chargeur dans le corps de l'étranger. Il la fit donc fonctionner en l'air, mais tout près de lui, elle scintillait au soleil, le contrôleur regarda avec volupté son élégance brillante qui recueillait tout son univers dans son miroir. Il la laissa serrer ses mâchoires une dernière fois devant cet homme qui certainement était malade, puis il lui tourna le dos et entra dans le compartiment pour poinçonner. Poinçonner. Poinçonner. Poinçonner.

*

Il faut maintenant préciser que l'homme qui s'appelait Helge Samson n'était absolument pas malade, du moins, pas malade comme on voulait se l'imaginer. Bien sûr, il était pâle, mais huit années passées dans un sous-sol au milieu d'un stock de tissus, cela ne fait pas monter le rose aux joues. Sans doute avait-il aussi des épaules étroites, étriquées, mais il était habitué à occuper aussi peu de place que possible, l'entreprise où il travaillait avait grandi au cours des ans et le nombre de balles de tissus également, par contre le magasin était resté le même et un petit homme qui n'a pas de coudes, qui n'a pas des épaules larges et encombrantes, était bien sûr idéal pour un lieu pareil. La chambre qu'il louait chez une certaine Mme Öberg était elle aussi assez étroite et il en portait les dimensions avec lui quand il se promenait dans de vastes parcs et de profondes forêts. Ses yeux auraient éventuellement pu éveiller l'inquiétude de quelqu'un, son regard était presque toujours tourné vers le dedans, dans le mauvais sens humainement parlant, mais personne connaissant l'énorme peine qu'il avait eue, jadis, pour l'enfermer dans les couloirs étroits entre toutes ces balles de tissus, ne se serait alarmé devant cette particularité.

Ainsi donc, vu d'une façon superficielle, Helge Samson était un homme avec des qualités parfaitement normales et sans autres défauts que des défauts extrêmement normaux ; la tuberculose qui peut-être couvait en lui ne le tracassait pas encore. Par contre, il avait fait une découverte qui l'inquiétait, le troublait, le terrorisait. Lui-même la nommait la découverte de la dimension du mal. Sans avoir encore bien compris comment elle fonctionnait, il en savait cependant déjà assez, après seulement quelques jours, sur ses façons de se manifester, pour vivre dans un état de tension et d'angoisse permanentes.

La découverte-choc qui avait découvert Helge Samson plutôt que le contraire, avait eu lieu une nuit entre trois et quatre heures, quand selon son habitude il reposait éveillé dans le lit de sa petite chambre, pas éveillé tout à fait, un peu étourdi plutôt par une fatigue naturelle. Évidemment, il était seul, une fille longtemps admirée à distance l'avait une fois, il y avait très longtemps, suivi dans sa chambre, attirée qu'elle était par un coupon précieux qu'il prétendait lui montrer. Il savait, bien sûr, que ce n'était qu'un morceau de crêpe georgette assez bon marché, n'empêche que le fait de se sentir démasqué l'avait impressionné plus fortement qu'il ne l'aurait cru. Bon, depuis quelque temps, il était réveillé toutes les nuits par un très long train de marchandises qui se dirigeait vers le sud et montait avec des efforts énormes la côte conduisant au pont de chemin de fer sur lequel donnait sa chambre. Pendant plus d'une demi-heure, le souffle haletant et régulier de la locomotive pénétrait dans sa chambre et même dans son corps où son cœur semblait battre la mesure. Au début, il avait de la peine à respirer tant il craignait que la locomotive ne manque une seule expiration, ce qui aurait été plus grave pour son cœur que pour la rame. Il avait ouvert la fenêtre et il était resté là, tremblant, attendant de pouvoir enfin voir au moins la lumière des phares frapper les piliers du pont, mais d'habitude l'attente devenait insupportablement longue. Cela mis à part, c'était un instant d'une remarquable solitude : la rue était vide et silencieuse, dans le parc des machines de la gare on n'entendait aucun pas crisser, la grande bâtisse demeurait noire et déserte, la longue trajectoire scintillante du pont était balayée par de violents coups de vent qui chassaient la neige. Il n'y avait, dans toute cette nuit, que le bruit du train qui approchait, un « heuh » chuchoté ou plutôt sifflé avec violence qui se répétait à de plus grands intervalles et avec une fureur encore accrue au fur et à mesure que la côte devenait plus rude. Il grelottait dans ses vêtements de nuit, mais ce qui lui importait par-dessus tout était de voir passer le train sous sa fenêtre. Enfin, il arrivait, la chaudière de la locomotive était longue, élancée, elle brillait sous les lanternes qui ballottaient, les grandes roues semblaient à peine bouger, coriaces, elles se cramponnaient aux rails, les wagons qui paraissaient quasiment immobiles étaient compressés sous la voûte du pont, hauts et graves, comme des chapeaux à un enterrement. Le train paraissait inhabité, on aurait dit que les volets des wagons étaient fermés pour toujours et la fumée blanche descendait comme une nuée de mouettes, elle se laissait glisser sans bruit sur les toits humides et brillants des wagons.

Jusqu'à une nuit, il y avait peu de temps de cela, Helge Samson n'avait cependant rien noté de particulièrement remarquable à propos de ce train de marchandises bruyant, il avait même nourri l'espoir de pouvoir s'habituer à son vacarme et de n'avoir plus à se réveiller à une heure aussi indue. Il se trouvait que le locataire de la chambre à côté de la sienne, un étudiant en technologie aux cheveux roux et qui était un mordu de motos lui avait offert un billet pour les courses sur la glace le dimanche et pour lui permettre de les suivre de près, il lui avait prêté des jumelles. Samson avait laissé les jumelles sur la table devant la fenêtre et, cette nuit-là, quand il se leva, il les braqua sur le train. Certains détails sur la locomotive retinrent alors son attention, par exemple, un cylindre d'une forme curieuse placé juste sous la cabine du conducteur, apparemment vide, mais ce ne fut que lorsqu'il scruta avec soin les wagons qui passaient avec une infinie lenteur sous le clair de lune qu'il sursauta, à moitié étourdi par un fait étrange. Sur les flancs de chacun des wagons, aussi différents fussent-ils entre eux que ce soit en longueur ou en hauteur, quelqu'un avait dessiné avec une peinture d'un rouge plus sombre que celui de la couleur habituelle des wagons, d'absurdes traits, tantôt de longues lignes vagues au travers d'une portière, tantôt des cercles maladroitement tracés dans un coin, tantôt une grille de carreaux rouges, parfois quelques traces légères au-dessus des roues seulement. Absurdes, oui, apparemment absurdes – mais. Il avait brusquement laissé tomber les jumelles, elles gisaient là, brisées sous le clair de lune, une lentille avait roulé sur le sol et elle s'était arrêtée toute droite dans un interstice du plancher. N'accordant aucune attention à tout ça, Helge Samson avait reculé de la fenêtre en trébuchant et c'est tout juste s'il n'était pas tombé sur son lit. Des larmes pleins les yeux, des yeux qui ne pouvaient physiquement rien distinguer dans la pièce et rien regarder en lui, il voyait avec une lucidité terrible la dimension du mal qui se découvrait à lui. Comme si on lui avait extrait les pupilles, comme si on les avait mises dans des assiettes, avec des pincettes, afin de les enduire de cette horrible certitude avant de les lui remettre ensuite dans leurs trous.

Ce long train sifflant avec ses wagons rouges – qu'il eût pour mission de transporter du bois de chauffage en provenance de villages perdus dans la forêt, ou de la fonte destinée à une entreprise mécanique réputée, ou du fil de cuivre, ou n'importe quoi – ce n'était pas là l'essentiel de sa mission, mais cela lui permettait d'accomplir son autre mission : celle de représenter le mal, de terroriser, de faire peur, d'inquiéter, d'influencer des actions projetées vers de sournoises directions, de déranger des événements bien ordonnés, d'anéantir de nobles intentions.

Cette vision avait une force si terrifiante que Helge Samson avait l'impression de s'enfoncer, sans pouvoir opposer de résistance, à travers tous les planchers de la maison, dans un monde désert, un monde fixe, d'un effrayant isolement, où seules s'élevaient les cruelles colonnades de la certitude blanche. Baigné de sueur et de larmes, il resta comme paralysé jusqu'à l'aube où il se leva en tremblant et sans savoir comment, il sortit pour errer à travers les rues de la petite ville, des rues vastes et blanches comme la toundra, errer sans vraiment éprouver l'âpreté du froid, ni la solitude absolue. C'était comme si à la place de la vue, de l'ouïe et du toucher, il avait reçu un sens qui dépistait et lui dévoilait d'une manière infaillible toutes les expressions de l'existence du mal. Partout, il pouvait lire la confirmation de ce qu'il avait découvert pendant la nuit. Il parvint à la gare : un rat éventré, le poil gelé gisait entre deux rails. Un moineau mort avait été accroché par les pattes avec une ficelle verte dans un bouleau couvert de neige. Pendant le petit déjeuner des pensionnaires de la maison – bon gré, mal gré, il était tout de même rentré – la directrice laissa tout à coup tomber par terre la cuillère à sucre et chacun eut beau rivaliser de zèle pour la retrouver, elle avait bel et bien disparu. Oppressé par son horrible connaissance, il demanda à la propriétaire, au cours du déjeuner, s'il pouvait échanger sa chambre qui donnait sur la rue contre celle beaucoup plus petite, beaucoup plus crasseuse, plus malodorante, mais aussi un peu meilleur marché, de l'étudiant en technologie qui elle, avait vue sur cour. L'étudiant, le mordu de mécanique fut évidemment plus qu'heureux de cette proposition et ils transportèrent leurs affaires séance tenante ; l'étudiant possédait cependant un avertisseur qui provenait d'une moto accidentée dont le conducteur s'était tué, cet avertisseur était cloué au mur dans la chambre sur cour, mais en dépit de tous leurs efforts communs, ils n'arrivèrent pas à le détacher et il fallut bien le laisser là où il était. L'étudiant raconta son histoire en riant, mais Helge Samson regarda ce souvenir avec une horreur résignée.

Si Samson s'était imaginé qu'il pourrait dormir en changeant de chambre sans être dérangé, il s'était cependant lourdement trompé. Du fait de sa fuite, précisément, sa sensibilité aux impressions terrifiantes s'accentua d'une façon inouïe. Dès les premiers chuintements à quelques kilomètres de là, qu'il n'avait jamais entendus les nuits précédentes, il se réveilla et s'assit brusquement dans son lit. Au creux de sa poitrine, mais pas seulement là, dans tous les creux de son corps et pas seulement là, dans toute sa chambre, dans toutes les chambres autour de lui, dans toutes les chambres du pays, dans tout l'espace de l'univers, son cœur battait comme un énorme piston. Avec une angoisse croissant de plus en plus vite, il entendait le train approcher à grand-peine, de plus en plus près et la certitude qu'il ne le verrait pas le mettait dans un état proche de la folie car il n'avait plus aucune possibilité de vérifier l'aspect des wagons rouges et dans son imagination surexcitée celui-ci prenait alors les expressions les plus grotesques : des mots terrifiants, si rarement ou si souvent prononcés que leurs lettres étaient déjà en elles-mêmes des symboles contaminés et cruels, désignant toutes le même acte atroce et tout cela exécuté dans une écriture d'un rouge flamboyant.

Afin de ne pas céder à la tentation de se précipiter dans son ancienne chambre lorsque la pression deviendrait insupportable, il ferma sa chambre à clef relativement tôt, glissa la clef sous le matelas et tenta d'en oublier la cachette. D'une manière ou d'une autre, il réussit apparemment à traverser la nuit, car il se réveilla dans son lit, trempé de sueur, certes, et encore un peu tremblant, mais il n'était pas fou, ses cheveux n'étaient pas blancs et ses jambes le portaient encore. Il arriva en retard à la salle à manger et chacun leva son regard vers lui par-dessus son assiette fumante.

– Figurez-vous que la cuillère se trouvait sous le tapis, sous l'arbre de Noël, à plusieurs mètres de la table, annonça la directrice de la pension.

Mais il n'y eut que le modeste Helge Samson pour deviner quel était le lien entre toutes ces choses.

*

Si maintenant que tout cela est terminé, on se rendait sur son lieu de travail pour demander quel avait été le comportement de Helge Samson au cours des journées qui avaient précédé son renvoi, il est probable que tout le monde, aussi bien Mlle Lager, la grande vendeuse sèche, que Klang le comptable qui toussotait toujours et portait un terrifiant pince-nez jaune sur son nez plat, pareil à une barricade face aux regards étrangers, que Moms, le directeur qui ressemblait à une boule et n'arrêtait pas de gesticuler, tout le monde se serait écrié avec un haussement d'épaules de commisération :

– Bah ! il n'était sans doute pas plus bizarre que d'habitude.

Et il est possible que cela soit vrai. Coincé entre les hautes piles de tissus qui montaient jusqu'au plafond de la réserve, rampant dans ces étroits couloirs à la recherche d'un scintillant brocart, il éprouvait une paix puissante et absolument pas compliquée tout en laissant les odeurs variées des centaines d'espèces de tissus, de couleurs et de fabrications différentes, le traverser calmement, comme une mousson. C'était comme s'il dormait sans faire de rêve. Sans doute, aurait-il préféré se faufiler dans un des recoins les plus reculés du stock de tissus, où seules des araignées rouge vif glissaient majestueuses comme des bouées dérivant lentement sur les surfaces des tissus, enfoncer sa tête dans une étoffe parfumée et se laisser lentement étouffer – oui, pourquoi pas ; tout héroïsme lui était étranger et même si, au milieu de son angoisse, la bouleversante découverte de la dimension du mal le remplissait paradoxalement d'une satisfaction sereine, il ne tenait pas spécialement à rester dans ce monde dans le seul but d'avoir l'occasion d'accroître la connaissance qu'il en avait.

Mais même à l'intérieur de cette réserve de tissus, il existait beaucoup de choses qui le chassaient de la paix vers la cruauté. Le monde avait trois voix : celle de Mlle Lager, qui, où qu'il ait essayé de se cacher, le débusquait toujours avec l'obstination bruissante d'un bourdon : toujours un rouleau de mousseline légère comme un papillon ou de douce et enfantine flanelle ou de royal brocart manquait sur les étagères de la boutique ; après venait celle du comptable Klang, une voix qui ressemblait plutôt à la jacasserie hargneuse d'une pie en chasse et sa chasse concernait souvent un chiffre qui s'était envolé ; et pour finir la voix vide et bruyante du directeur Moms qui semblait toujours résonner entre les murs, curieusement surtout lorsqu'il n'y était pas ; sur un ton impérieux, il réclamait à Samson toutes sortes de renseignements inutiles qu'il oubliait aussitôt.

Mais même en ce lieu, la dimension du mal s'abattait sur lui d'une façon apparemment inévitable. Un sonneur de cloches, au dos voûté, au nez crochu et aux cheveux gris habitait de l'autre côté du palier, il venait parfois visiter la réserve et s'entretenir avec le directeur Moms de mystérieuses et de chuchotantes affaires ; des rumeurs non vérifiées circulaient parmi le personnel quant aux sortes d'affaires que cela pouvait bien être. Ce matin-là, le sonneur de cloches était venu pour voir Moms, il portait une corde sur son épaule et quand le comptable lui avait demandé ce qu'il allait bien faire avec cette corde, le sonneur lui avait répondu en plaisantant, qu'il allait aller se pendre. Samson l'avait entendu et, étant donné ses dispositions d'esprit après une nouvelle nuit d'insomnie, il l'avait pris tout à fait au sérieux. Hors de lui d'angoisse, il avait enfilé son pardessus et s'était faufilé dehors pour suivre le sonneur. Très bizarrement, ce n'était pas un quelconque désir de le sauver ou de le convaincre de renoncer à sa décision qui le poussait, mais seulement – et cela l'effraya d'autant – le besoin de constater que le suicide allait avoir effectivement lieu. Après une longue promenade, pleine de tours et de détours, ils avaient fini par arriver à une église, à la périphérie ouest de la ville, et le sonneur avait alors grimpé les escaliers tordus de la tour. Samson l'avait suivi en prenant beaucoup de précautions – tout ça pour voir le sonneur remplacer une corde usée par une corde neuve. Pris de panique, il s'était dépêché de sortir sans faire de bruit, mais soudain dans la ruelle qui conduisait à l'église, il avait été happé par le bruit grave des cloches. Surpris, il s'était arrêté pour écouter, après quoi, vite, il s'était mis à courir, épouvanté, car dans l'air brumeux au-dessus de lui, les cloches chantaient clairement, d'une façon étonnamment articulée : pen-du – pen-du – pen-du –. Et cela ne provenait pas de la seule église de l'Ouest mais la chapelle de l'Annonciation, la cathédrale, l'église de Saint-Anschaire, oui, tous les clochers de la ville semblaient se joindre au chœur pour le chasser à travers ces ruelles glissantes et ces rues envahies par le vent, vers la réserve de tissus.

Bien sûr, les trois voix le réprimandèrent pour son absence, mais les mots furent en quelque sorte déviés par la cuirasse de sa peur et s'enfoncèrent, inutiles, dans le mur derrière lui. Il rejoignit en toute hâte le centre de la réserve de tissus où il s'arrangea un nid d'étoffes de soie, une espèce de paix descendit sur lui, il baignait dans des parfums saturés qui se pressaient contre lui, le pénétraient et le transformaient presque en une balle de tissu flasque et sans résistance transmettant des impulsions, mais incapable elle-même d'en donner.

Alors qu'il ne restait peut-être que quelques secondes avant que soit accomplie la métamorphose définitive, la voix impitoyable de Mlle Lager pénétra dans sa cachette, sous la forme d'un bourdon.

– Monsieur Samson, la flanelle jaune ! La flanelle jaune, monsieur Samson ! Monsieur Samson, monsieur Samson, où êtes-vous ?

À moitié étouffé, il se pencha comme à travers un brouillard et parvint à découvrir le tissu requis, cette flanelle jaune avec un motif naïf de fées et de joyeux bambins et il se précipita dans la boutique. Il étala l'étoffe sur le comptoir, la cliente s'inclina, le pinça entre des doigts blancs comme des ossements. Et par une sorte de méchanceté soudaine que grâce à son expérience il savait désormais immédiatement reconnaître, Mlle Lager lui tendit les grands ciseaux et dit :

– Coupez, monsieur Samson.

Cela n'était jamais arrivé et cela n'avait pas besoin d'arriver puisque ce n'était pas de son ressort d'assister la vendeuse dans la boutique. De ses doigts maladroits, il prend cependant les ciseaux et il les introduit dans le tissu à l'endroit qui lui a été indiqué. Mais à l'instant même où il va entamer la flanelle quelque chose d'étrange lui arrive : le dessin des enfants qui jouent dans le pré aux fées se met tout à coup à vivre, soudain, c'est comme si les bras et les jambes s'emplissaient de sang et de moelle, l'herbe se colore en vert et commence à se balancer et à travers la conversation stupide de Mlle Lager et de la cliente, il perçoit un brouhaha de cris et de rires joyeux qui monte du morceau de flanelle. Il sursaute, car deux joyeuses jambes de fille dansent à l'endroit précis où il allait laisser mordre les ciseaux. Troublé, il les écarte légèrement en espérant que personne ne va le remarquer et il continue à couper. Il est cependant bientôt obligé d'arrêter de nouveau les ciseaux car la tête d'un garçon laissant éclater sa joie et le sceptre d'une fée arrivent sur son chemin et il doit encore laisser les ciseaux s'écarter. C'est ainsi qu'il trace un fossé traversant le pré, un fossé sinueux à souhait, mais qui épargne tous ces êtres en train de jouer. La cliente baisse les yeux et s'écrie :

– Quoi ? Mais regardez mademoiselle, est-ce qu'il faut que j'accepte une chose pareille ? Non, mais !

Sur le visage gris et mou de Mlle Lager, des rides blanches se creusent, d'un regard qui l'accable, elle paraît indiquer à Helge Samson le chemin de la réserve. Mais lui ne bouge pas – il veut la voir prendre les ciseaux, il veut la voir couper d'un geste vif le morceau de tissu en zigzag et massacrer tous ces innocents.

– Mademoiselle Lager ! crie-t-il. Attention ! Ne faites pas ça ! Ne faites pas ça !

Et puisque enfin, pour la première fois depuis sa découverte il a la possibilité de se défendre activement contre la dimension du mal, il prend le rouleau de tissu dans ses deux mains, il le soulève, il le jette avec une force furieuse par-dessus la tête de la cliente sur le parquet sale de la boutique toute humide de neige noire et fondante. Toujours en proie à la même obsession, mais intérieurement calme, il a ensuite le privilège de voir la cliente se cramponner de ses doigts blancs au rebord du comptoir pour ne pas tomber, de voir le visage de Mlle Lager devenir d'abord bleu-noir, puis rouge violacé, d'entendre son cri aigu passant à travers tout, de voir le directeur Moms et le comptable Klang venir à la rescousse et de se voir, pour finir, mettre trois fois à la porte, selon les règles de l'étiquette : d'abord par le directeur qui lui lance : « espèce de porc », par le comptable (espèce de bandit) et par Mlle Lager (espèce de voyou). Après quelques minutes d'attente, pardessus, chapeau et gants se suivent selon la même règle de division du travail. Le sonneur de cloches qui était justement sur le point d'entrer s'arrête en rigolant et malgré les protestations de Samson, il lui brosse ses effets.

Définitivement expulsé, car il a voulu se défendre contre la dimension du mal, mais il a eu très nettement le dessous, il prend le chemin de la gare. Les ponts étaient coupés, et si quelque chose importait désormais, c'était de trouver une façon convenable de quitter cette vie. La plus agréable des voies : se laisser voluptueusement étouffer sous une avalanche de balles de tissus, lui était malheureusement fermée et quel n'était pas son regret de ne pas l'avoir suivie quand cela était encore possible.

Maintenant que le train s'arrête dans la gare où se trouve sa maison et qu'il descend sur le quai chauffé par le soleil, en cet instant où la neige fond et scintille joliment dans les flaques, il s'agit de bien se souvenir de ce qui lui est arrivé. Des petits garçons en bottes jaunes se poursuivent et éclaboussent quelques voyageurs qui viennent de descendre du train. Dans les arbres dégoulinants du parc des machines de la gare, quelques oiseaux gazouillent déjà et ce serait un temps dont on pourrait sans doute se réjouir, si on avait encore quelques chances de se réhabiliter devant la réalité de l'irréel. Mais au moment précis où Helge Samson et quelques autres voyageurs arrivés par le même train que lui se disposent à traverser la voie, un long train de marchandises entre en gare. Il faut, bien sûr, attendre qu'il soit passé. Les longs wagons rouges entrent en glissant et le train s'arrête tout à coup devant le quai. Là, il s'immobilise et les flancs de ses wagons rouges brillent au soleil. Un grand fourgon rouge a stoppé juste devant Helge Samson et quand il lève les yeux son attention est attirée par quelques traits absurdes peints dans un rouge plus profond, entre le bord supérieur de la porte et le toit. On dirait qu'un couteau s'enfonce dans son crâne et il éprouve soudain l'intensité de la vie qui l'entoure. Le ciel est haut et droit ; des gouttes tombent bruyamment de tous les arbres, des gouttières et des toits des wagons ; des voix joyeuses discutent ; l'eau ruisselle entre les traverses ; un bourgeon est peut-être sur le point d'éclater ; jusqu'aux âcres odeurs d'huile et de fumée filtrées par les narines qui parlent par leur âpreté même du printemps. Et cet ensemble joyeux de voix hautes et fraîches, de ruissellement enjoué donne une profondeur étrange à la terreur qu'il éprouve à la vue des wagons rouges, il sent combien il est étranger au milieu de tous ces gens inconscients et de toute cette inconscience ; et, fasciné, terrifié par la solitude dans laquelle le plonge son expérience, il se met à courir le long de ce train de marchandises. Il heurte quelques-unes des personnes qui attendent, des cris de colère fusent sur son passage et voilà qu'il trébuche sur la canne d'un gros monsieur d'un certain âge et tombe sur le quai humide. Le gros bonhomme, lui, ne se rend compte de rien et il poursuit son bavardage avec son compagnon de voyage, le bout ferré de sa canne et son pommeau brillent au soleil et en riant, il tape trois fois sur le flanc du wagon comme pour faire démarrer le train. Les yeux écarquillés, Helge Samson voit les coups s'abattre à l'intérieur d'un triangle de mauvais augure, brutalement tracé.

Dans un brusque éclair, il découvre avec une étincelante certitude l'unique issue. Il faut le comprendre, malmené par les autres autant que par lui-même, toujours refoulé dans un coin, même lorsque les grandes surfaces restent vides, sans cesse obligé de se plier devant ces gens qui se vantent de leur rigidité, il lui semble avoir enfin trouvé, grâce à son extraordinaire découverte, le moyen de se redresser : le ressort replié en lui doit répondre en boomerang. Tous ces gens solides réclament un signe, ils frappent sur les wagons avec leur canne, mais pourquoi faut-il que ce soit toujours ceux qui n'ont pas de canne, les solitaires à la peau fragile, aux épaules étriquées et qui se rongent les ongles, tous ces survivants malgré eux qui n'auraient jamais l'idée de rien réclamer, qui soient les victimes des vœux exaucés. Que les costauds assis dans leurs fauteuils, en train de boire leur fine à l'eau, se plaignent de ce que les signes soient toujours trop ténus pour qu'on les voie, ils ne seront jamais assez voyants et quand ils s'imposent au point que même les plus égocentriques les remarquent, tout est toujours trop tard depuis longtemps. Mais si, en cet instant déjà, on pouvait laisser un signe qui en un éclair s'allumerait pour traverser les iris de ces gens que rien ne peut atteindre !

Il ne faut pas le lui reprocher, lui qui a toujours eu sa place sur l'enclume, il a tout à coup envie de jouer les marteaux. Il quitte ce long quai bruyant et pour la première fois de sa vie il court sans faire attention à la pancarte qui interdit de traverser la voie derrière le train de marchandises, au beau milieu de cette gare immense sous le soleil. Il y a là des locomotives qui fument et tremblent d'impatience, des colliers de bouts de charbon enlacent les cous des rails, soudain un rapide mugit derrière lui, le jette à terre à côté des rails, mouillé d'eau et de neige, assourdi par le fracas des roues, il reste longtemps couché après le passage du train, il écoute les aiguillages qui craquent, le sifflement des locomotives électriques qui dévalent en trombe devant lui comme des taureaux furieux. Il regarde avec envie les employés qui traversent les voies sans se gêner car à peine a-t-il eu le temps de poser un pied sur un rail qu'un express crachant des étincelles surgit dans l'ouverture au fond de la gare et ce n'est que lorsqu'un brouillard doux et bleu tombe et réduit la vue qu'il ose se risquer. Une locomotive le frappe presque à la jambe, mais il court comme un fou et va se réfugier dans un des grands entrepôts qui bordent la zone des rails. Là, tout est silencieux, tout est calme, des grignotements de rats sous les piles de caisses en bois, le frémissement nerveux des fourgons vides sur les voies de triage à l'intérieur de l'entrepôt quand un train fonce en sifflant comme une flèche, voilà tout ce qu'on entend. Il erre un moment dans l'obscurité sur le quai de chargement et le silence se fait partout où il passe, mais dès qu'il s'arrête et qu'il retient sa respiration, les dents des rats recommencent, c'est comme lorsque la pluie soudain se met à tomber sur un champ de navets. Puis, son pied heurte dans l'obscurité un baril en tôle, il frotte une allumette, regarde au fond, plonge un doigt, le remonte et l'éclaire. Quelques gouttes d'une peinture luisante et rouge retombent du bout de son doigt dans le baril sombre. Quelqu'un entre, tourne l'interrupteur et repart sans avoir découvert Helge Samson. Il comprend alors qu'il n'en a plus pour longtemps à rester seul. Très vite, il enlève sa veste, en fait un ballot qu'il plonge dans le baril. Le vent passe dans l'entrepôt, dans le bâtiment désert les lampes se balancent au bout de leurs longs fils, les ombres des caisses, les ombres des wagons se précipitent sur lui, s'immobilisent et se jettent de nouveau à sa rencontre.

Sa veste rouge dans les mains, il court sur le quai vers le premier wagon. Les gouttes se traînent lentement sur le ciment derrière lui, on dirait un ver rouge annelé de gris. Ah ! il va leur faire un signe, un signe de géant qui jettera leurs âmes aveugles dans la lave de cette terreur qui vous ouvre les yeux. Avec sa veste, il dessine une croix rouge et sombre sur le fronton du wagon, tourné vers l'entrée de l'entrepôt il lui semble que ses bras étreignent le monde comme une pieuvre.

Ensuite, il se cache derrière le baril et il reste là et il les entend tous venir. Bientôt quelqu'un va pousser un cri, la paix sera écrasée par la croix en forme de pieuvre et ils seront de plus en plus nombreux à être contaminés et la terreur se communiquera comme une épidémie à toute la population de l'entrepôt. Puis, ce qu'il redoutait, mais qu'il n'osait pas s'avouer arrive : il ne se passe rien. Dehors, les rapides fendent la nuit et quand ils passent, la nuit entre comme une pluie d'étincelles à travers toutes les fentes de l'entrepôt, l'espace est transpercé par les flèches des signaux suraigus, lui-même il est une cible vulnérable, leurs pointes pénètrent dans la moelle de sa douleur et il est finalement obligé de fuir son silence en hurlant.

– Le signe, le signe ! hurle-t-il, hors de lui-même, mais les débardeurs le regardent avec un étonnement engourdi sous leurs paupières engluées, ils le regardent courir et ils continuent à entasser les oranges dans des rectangles. Il court le long de la voie 5 – le train – la glace craque, craque – le train – sous ses pieds effarés, seul – le train – il a toujours été seul avec sa – le train – peur, son remords, son attente de ce qui — le train – ne peut jamais arriver, vivre est-ce — le train — être si affreusement seul qu'on – le train, le train – ne peut même pas – le train, le train – contaminer les gens « bien portants » – le train le train le train – avec sa « maladie » ?

Pensées, signaux secrets, cris sanglants, tout ce qui sort de lui, se tord dans des spirales qui se brisent dans la lumière glaciale de l'express de nuit. À genoux, un coup de sabre profond, une membrane de glace tend son formidable arc vert. Et soudain tout est passé.