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Riboulet, Mathieu

Quelqu'un s'approche

Roman. Le narrateur veut s'insérer dans une famille dont l'un des fils est son amant. Quels vont être, à son égard, les sentiments du père, de la mère, des autres enfants ? 152 p. (2000) ISBN 978-2-86231-163-0

Extrait

CHAPITRE 1

Qui recule se perd

J’y allais à reculons. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir insisté, d’avoir fait connaître mes bonnes dispositions. Le moment venu, l’idée d’affronter tous ces gens, qui par-dessus le marché n’avaient nullement demandé à me voir, faillit me paralyser tout à fait, et je dus à la muette prière d’Etienne de ne pas me ridiculiser complètement en restant, tout compte fait, sur place.

Ça dérapa dès Briis-sous-Forges, au sens propre du terme. Nous étions en hiver, avions quitté Paris bien avant le lever du jour, et fûmes assaillis là par un phénomène dont je ne soupçonnais même pas l’existence tant il rassemblait de données antinomiques : un orage de neige. En quelques secondes, la chaussée fut recouverte d’une bouillie blanchâtre glissante à souhait, un vent violent réduisit la visibilité à néant, et nous dûmes consentir à nous traîner à 50 km/h, un peu hébétés, je dois dire, par le spectacle qu’offraient les éclairs désordonnés trouant la nuit à intervalles réguliers. Ils donnaient à voir du monde une face blafarde, très incarnée bien qu’irréelle, et impliquaient une activité fébrile dans les couches supérieures auxquelles nous étions suspendus et malgré tout tenus de référer, quoi que nous en pensions. Puis, le péage passé, le jeu se calma aussi soudainement qu’il s’était emballé, et, sous-estimant sans doute cette entrée en matière un peu vive, je me mis à sommeiller imprudemment comme si de rien n’était.

Depuis l’enfance je cherchais à retrouver le goût perdu des voyages nocturnes en voiture avec mon père, quand le sommeil doucement prend le pas sur le froid, l’engourdissement sur la pensée, l’oubli sur le présent. En dehors de l’été, mes parents ne parvenaient que très rarement à prendre leurs vacances ensemble. Je partais généralement avec ma mère, plutôt en direction de la Bretagne où elle s’efforçait d’avoir des attaches, sans réelle conviction d’ailleurs, mais il fallait bien m’emmener quelque part et elle détestait aller sans mon père chez son beau-père, bien que ce fût mon grand-père...

Les rares fois où je partais avec mon père, nous allions donc chez le sien, à Longeaigue, commune de Saint-Maurice-près-Crocq, Creuse. Il y faisait invariablement froid, et j’y mangeais une soupe aux gros haricots blancs confectionnée par une paysanne sa voisine, qu’il appelait pompeusement « ma gouvernante », soupe dont je n’ai, comme il se doit, jamais retrouvé le goût au fond de quelque assiette que ce soit. Je m’y mesurais à ce grand-père veuf depuis des lustres, tuilier à la retraite, maçon à ses heures comme la plupart des Creusois de sa génération, malin comme tout, peu disert mais souriant, plein de bienveillance pour mes jeunes années qui devaient attendrir, malgré tout, son ordinaire de pensées mélancoliques. Nous passions ensemble de longues journées, masculines et taciturnes, moi à tester ces forces que nous offre le monde quand il ne nous les impose pas, vierge de tout désenchantement et dépourvu d’arrière-pensées, mon grand-père, j’imagine, à évaluer tout ce que, de ces forces, il n’avait su extraire, mon père enfin à les tenir en respect pour éviter qu’elles ne l’emportent comme ces hommes et ces femmes qu’il côtoyait chaque jour.

La route qui nous menait à ce pauvre coin de France, noyé d’ajoncs, de bruyère et de hêtres était, à cette époque-là, longue et tortueuse ; nous arrivions toujours fort avant dans la nuit, engourdis, transis, les poumons émerveillés par l’odeur des étangs, du granit et du bois dont nous étions privés depuis trop longtemps. Aujourd’hui quatre heures suffisent à nous y mener, mais les cinquante derniers kilomètres, résolument rétifs à l’idéologie et à la vitesse, nous rappellent en souriant discrètement qu’un relief reste un relief, aussi usé soit-il, qu’au gré des pentes l’air, la lumière et les densités changent, que toutes les choses ne nous sont pas données, que la plupart se cachent, qu’un chemin qui monte est aussi un chemin qui descend. Soit, passé Chénérailles, à la sortie d’un virage, le surgissement tranquille de la masse trapue de la montagne limousine, à nos pieds, dans un lointain soudain proche, avec, comme seul moyen de distinguer la terre du ciel souvent bas, la ligne à peine ondulée, légèrement surélevée, de ce plateau de Millevaches sur le piémont duquel nous allions nous nicher, et sur lequel nous ne nous hissions que rarement, comme une récompense qui valait tous les sacrifices.

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