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Chalamov, Varlam

Cahiers de la Kolyma et autres poèmes

Varlam Chalamov (1907-1982) est connu du public français par Les Récits de la Kolyma publiés pour la première fois par Les Lettres Nouvelles (1969). De 1929 à 1956, presque sans interruption, il connaît la prison, les camps, l'exil. Si la vie de Chalamov est un condensé du martyre russe sous Staline, sa poésie est faite de mesure, de réflexions, d'interrogations. L'accusation qu'il porte est d'autant plus forte. Traduit du russe par Christian Mouze. 92 p. (1991)

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Varlam Chalamov (1907-1982) est connu du public français par Les Récits de la Kolyma publiés pour la première fois par Les Lettres Nouvelles. De 1929 à 1956, presque sans interruption, il connaît la prison, les camps, l'exil.

Cahiers de la Kolyma et autres poèmes réunit, en plus d'un essai autobiographique écrit en 1964, des poèmes écrits dans les camps, ainsi qu'un choix de poèmes du retour.

Si la vie de Chalamov est un condensé du martyre russe sous Staline, sa poésie est pleine de mesure, de réflexion, d'interrogations. L'accusa­tion qu'il porte est d'autant plus forte.

Extrait

Fragments de mes vies

J'écris des vers depuis l'enfance. Il me semble que j'écri­vais tout le temps des vers. Et pourtant...

J'ai cinquante-sept ans. J'ai passé à peu près vingt ans dans les camps et en exil. Au fond, je ne suis pas encore vieux parce que le temps s'arrête sur le seuil de ce monde où j'ai passé vingt ans. Cette expérience « souterraine » n'accroît pas l'expérience générale de la vie : « là-bas » tou­tes les mesures, toutes les proportions sont autres et les connaissances acquises « là-bas » ne servent pas pour une « vie libre ». Je n'ai pas de peine à revenir aux sensations de mes années d'enfance. Jamais je n'oublierai la Kolyma. Néanmoins ce sont des vies différentes. « Là-bas » je n'écri­vais pas toujours des vers. Il me fallait choisir entre la vie et la poésie et me prononcer (toujours !) pour la vie.

Je me souviens très bien de la première guerre, la « guerre germanique », les télègues et leurs recrues ivres, « cet ultime jour-là », les prisonniers allemands qui attra­paient tous les pigeons de nos villes. Dès 1915, le pigeon cessa de passer pour un oiseau sacré à Vologda. Mes deux frères partirent pour la guerre. Le second, alors soldat de l'Armée Rouge, dans une compagnie de gaz chimiques, fut tué sur le front de la guerre civile. Mon père devint aveugle après la mort de son fils et treize ans encore il vécut aveugle...

Il s'est trouvé que dans ma vie nul ne m'aura initié à la poésie, la poésie russe, nul n'aura lu avec moi d'une lan­gue vivante les vivants poèmes de Pouchkine, Lermontov, Nekrassov. J'allais à tâtons d'un livre à l'autre dans un lent parcours détourné. Khlebnikov me devint indispensa­ble avant même Pouchkine, Sévérianine avant Blok, Asséïev avant Annenski. Sans parler de cette cime de la poésie russe : Tiouttchev. Personne dans ma jeunesse ne m'aura appris à aimer les vers. Un tel homme eût été un maître, un frère aîné, un père, une mère. Et ma mère aurait pu tenir ce rôle comme je le compris plus tard, alors que je pensais à elle après notre ultime séparation. Ma mère était un être extrêmement fin, une boule de nerfs. Je me souviens qu'elle ne pouvait pas retenir ses larmes en écoutant de la musique — toute sorte de musique —, ce qui n'ôtait rien à son courage extrême. Un orchestre symphonique, le piano et le violon la conduisaient dans les transes, au bord de l'hystérie. Ma mère connaissait une quantité infinie de vers, surtout classiques. Sa mémoire conservait toutes sortes de citations de poèmes pour tous les événements de la vie. Je pense que les vers jouaient dans sa vie un très grand rôle et un rôle exclusivement pratique.

Dans la mémoire de ma mère les vers restaient en tant qu'observations vivantes, pas en tant qu'accords musi­caux. Maman tentait de saisir le mystère de l'ascendant de l'art sur l'homme.

Elle ne discernait pas un ton mineur d'un ton majeur, mais elle pleurait. C'était alors le temps des postes à galène et de leurs antennes impressionnantes. Je voulais installer une de ces boîtes et un casque d'écoute dans la chambre de maman.

— Non, non, je pleurerais tout le temps.

Des années plus tard Pasternak me racontait qu'il ne pouvait pas voir un gros plan au cinéma sans verser irrésis­tiblement des larmes.

— On montre un quelconque cheval aux actualités et je sanglote.

Les larmes soudaines chez un adulte ne sont pas si rares...

Je me souviens de la révolution de février et comme l'immense aigle de fonte noué de câbles, arraché du fron­ton du lycée de garçons, s'écroula.

Je me rappelle le coup d'État d'Octobre et Vologda plus maussade que pour le renversement de l'autocratie, les conversations des adultes plus nourries et l'inquiétude générale...

Je me souviens très bien de Kedrov, un commandant d'armée, et de son wagon. Je revois des Lettons en culottes bouffantes bleues ; ils dansaient sans cavalières dans un jar­din public, les uns avec les autres.

À peine avais-je fini de préparer mes leçons que je me mettais à un jeu mystérieux... À l'aide d'éclats de bois et de boîtes d'allumettes j'évoquais Gogol, Pouchkine et sur­tout Hugo et Alexandre Dumas...

Cette mise en scène de ce que je lisais dura toute mon enfance. La bibliothèque de mon père était toujours à ma disposition. Du reste Alexandre Dumas n'en venait pas.

En 1918 on confisqua les bibliothèques seigneuriales et on créa à l'emplacement de la prison, dans le centre ville, une bibliothèque ouvrière. La découverte de cette biblio­thèque fut une année d'illumination pour moi. Dumas, Conan Doyle, Victor Hugo — tous dans des reliures dorées — m'attendaient chaque jour. Je lisais et jouais tou­tes mes lectures à la suite.

Je me souviens des ci-devant dans la grande vogue des débats contradictoires aux réunions antireligieuses. Je par­ticipais moi-même à ces assemblées. Mon père — prêtre aveugle — allait se battre pour la cause de Dieu. Je suis privé de tout sentiment religieux. Mais mon père était croyant et se faisait une obligation morale d'intervenir. Je lui servais de guide. Et j'apprenais la force d'âme.

En 1926, pour la première fois, on annonça la création d'un concours d'entrée dans l'enseignement supérieur ouvert à tous. C'était par conséquent l'occasion de se manifester et d'obtenir une formation supérieure.

Deux années de travail dans une tannerie (près de Mos­cou) et comme liquidateur de l'analphabétisme ne pou­vaient favoriser mon succès au concours.

Il fallait vivre chichement, au jour le jour tout un été, étudier jusqu'aux examens d'automne, ne rien acheter, se nourrir à l'œil, ne pas payer de loyer, se procurer une carte de bibliothèque et, en premier lieu, suivre les cours préparatoires.

Les cours étaient payants et assez chers ; j'ai dû verser quelque quarante roubles pour les suivre. On pouvait même passer la nuit sur nos tables de travail...

Je fus reçu à l'université...

Le Moscou de ces années-là bouillonnait tout simple­ment de vie. On discutait à l'infini sur l'avenir du globe terrestre...

À l'université de Moscou, toute agitée de vagues, les échanges étaient particulièrement mordants. Chaque déci­sion du gouvernement était examinée sur-le-champ, comme à la Convention...

Pareil pour les clubs. Au club Trekhorki une tisseuse âgée, au cours d'un meeting, rejeta l'explication d'une réforme financière que donnait un secrétaire de cellule local.

— Amenez un commissaire, tu parles de façon obscure.

Et le commissaire vint — adjoint du commissaire des finances Piatakov — et patiemment exposa à la vieille furi­bonde l'essentiel de la réforme...

Ces débats avaient lieu à propos de tout. Sur ce que seront les parfums dans le communisme... Ou bien les femmes sont-elles en commun dans le phalanstère de Fourier... La fonction d'avocat est-elle nécessaire ? Et la poé­sie ? La peinture ? La sculpture ? Si oui, sous quelle forme ?...

Voir, connaître et vivre nous paraissait insuffisant. Nous voulions agir par nous-mêmes jusqu'à épuisement de l'immortalité...

Ma vie se partageait en deux parties classiques : la poé­sie, la réalité. J'écrivais des vers, fréquentais des cercles lit­téraires, étudiais. Je suis entré alors au Nouveau LEF et me retrouvai plusieurs fois à la « Jeunesse Universitaire Rouge » aux côtés de Selvinski ... Je rencontrai Serge Mik­haïlovitch Trétiakov, le « factuel » ...

Serge Mikhaïlovitch Trétiakov, grand, la poitrine étroite, était l'homme des questions résolues. Aussi ne voulait-il pas connaître certains doutes. Tu veux travailler — on t'apprend, on t'aide ; tu ne veux pas — à-Dieu-vat ! la porte.

Son travail de journaliste pouvait nous apprendre quel­que chose... Trétiakov n'aimait ni les poètes à venir, ni les présents. Lui-même n'était pas poète bien qu'il composât des vers et un long poème, « Rugis, Chine », adapté ensuite à la scène. Je ne restai pas longtemps à Malaïa Bronaïa, à cause de mon esprit rebelle et parce que leurs vers me fai­saient pitié — pas ceux de tel ou tel mais leurs vers en géné­ral. Les vers n'avaient pas leur place dans la littérature du fait...

— Et qu'est-ce qui saute d'abord aux yeux quand on entre dans une chambre ?

— Les miroirs, dis-je.

— Les miroirs ? — demanda Trétiakov interloqué. — Pas les miroirs : le volume.

Je travaillais alors au journal radiophonique « Midi ouvrier ».

— Tenez, — me dit Serge Mikhaïlovitch, — écrivez pour le « Nouveau LEF » une note sur « la langue du radio­reporter ». J'ai entendu dire qu'il faut éviter les chuintantes etc. Vous l'écrirez ?

— Je voudrais écrire sur des questions générales, — ai-je bredouillé timidement.

L'étroit visage de Trétiakov se crispa et sa voix retentit :

— Sur des questions générales nous écrivons nous-mêmes.

Je ne revins plus. Délivré de l'oppression du « Front gau­che de l'art », j'écrivais avec fièvre des poèmes sur la pluie et le soleil, sur tout ce que le LEF s'interdisait...

En deux parties, deux directions, ma vie se scindait tou­jours, depuis ma plus lointaine enfance...

La première, c'est l'art et la littérature. J'étais certain que le destin avait voulu que je dise mon mot... Justement dans la littérature, dans la prose artistique, dans la poésie.

La seconde — c'était la participation aux luttes sociales de l'époque, et l'impossibilité d'y échapper, eu égard à mon credo de base — l'accord du verbe et de l'acte.

Le 19 février 1929 j'étais arrêté. Je travaillai à Berezniki 9. On me proposa d'aller à la Kolyma en tant que colon mais je refusai. J'avais d'autres plans...

Je revins à Moscou en 1932 et j'empoignai fermement la vie. Je me mis à travailler dans des revues, à écrire, je cessai de remarquer le temps, j'appris à discerner dans mes vers ce qui m'était propre de ce qui venait d'autrui. Je m'efforçais d'enlever tout ce qui était étranger comme avec un fer rouge. J'écrivais jour et nuit. J'appris, je le croyais ainsi, à comprendre pourquoi la pluie est indispensable dans la nouvelle de Maupassant Mademoiselle Fiji. J'écrivis 150 sujets de récits, non encore exploités, et environ 200 poèmes. Hélas, ma femme d'alors s'entendait peu aux poèmes et aux récits ; pendant que j'étais à la Kolyma elle conserva bien ce qui était tapé à la machine mais ne sut pas garder ce qui était manuscrit...

Je compris aussi qu'en art il y a de la place pour tous et qu'il n'est pas nécessaire de se bousculer ni d'exclure du rang des écrivains. Écris toi-même ce qui est tien... J'écri­vis quelques récits et je les tapai avec plaisir... J'en tirais une force. J'écrivais des poèmes mais ne les lisais à per­sonne. Je cherchais à obtenir avant tout « les traits propres à ma personne ». Un recueil de récits se préparait. Mon plan étant tracé : en 1938 un premier livre de prose. Ensuite un second. Un recueil de vers.

Comment je vivais alors ? J'écris, je dicte à une dactylo — « Place — premier oiseau » ! — je signe, je mets l'adresse et porte à une rédaction, revue ou journal, qu'importe. Les  secrétaires répondaient d'habitude : repassez dans huit jours. Je passais au bout d'une semaine et recevais une réponse — toujours positive. Ce fut ainsi avec « Le Kolkho­zien » de Gorki, « Oktiabr », « Projector », « La Sirène », la « Pravda de Leningrad », « Autour du monde », dans n'importe quelle revue ma parole opérait sans à-coups, je ne comprenais pas comment un récit pouvait être refusé et je ne croyais pas qu'une telle chose puisse m'arriver. Telle était ma certitude, telle était la force de ma main. Je pensai avoir trouvé mon ton, ma note de départ et mon style. J'agissais selon « les traits propres à ma personne ».

Cette manière de faire était sans ratés : droit au but. J'étais convaincu que ce n'est pas le seul talent qui se révèle mais aussi la biographie : elle dicte dans mon dos, elle écrit avec ma plume tout ce qu'il me faut écrire...

Dans la nuit du 12 janvier 1937 on frappa à ma porte...

Dès ma première minute d'emprisonnement il m'apparut clairement que ces arrestations ne relevaient d'aucune erreur et que se réalisait la destruction planifiée de tout un groupe social — tous ceux qui ont gardé dans leur mémoire ce dont il ne fallait pas se souvenir de l'histoire russe des dernières années...

De 1937 à 1956 je vécus dans les camps et en exil. Les conditions du grand Nord excluent la possibilité d'écrire et de conserver des récits et des poèmes — à supposer qu'on veuille le faire. Quatre ans durant je n'ai eu ni livres ni journaux. Ensuite il s'est trouvé que de temps en temps on pouvait écrire et garder des poèmes. Beaucoup de ce qui fut écrit — une centaine de poèmes — a disparu à jamais. Quelque chose cependant a été sauvegardé. En 1949, tra­vaillant comme aide-médecin dans un camp, je me trouvai en « mission forestière » et pendant tout mon temps libre j'écrivais : sur les revers et les pages de garde de pharmaco­pées, sur des feuilles de papier d'emballage, sur des sachets.

En 1951 je n'étais plus détenu mais je ne pus quitter la zone de la Kolyma. Je travaillai comme aide-médecin près de Oïmiakonn en amont de l'Indighirka ; il faisait très froid et j'écrivais jour et nuit dans des cahiers de fortune.

En 1953 je quittai la Kolyma et m'établis dans la région de Kalinine près d'une entreprise de tourbe. J'y travaillai deux ans et demi comme agent d'approvisionnement tech­nique. Les exploitations de tourbe avec leurs saisonniers, les tourbiers, étaient des endroits où le paysan devenait ouvrier. Ce n'était pas sans intérêt mais je n'avais pas le temps. J'avais quarante-cinq ans, je cherchais à devancer le temps et j'écrivais jour et nuit — vers et récits. Je crai­gnais chaque jour que mes forces ne m'abandonnent et de ne plus écrire une ligne et de ne pouvoir plus écrire tout ce que je voulais.

En 1953, à Moscou, je rencontrai Pasternak qui fit l'éloge — combien immérité — des poèmes que je lui avais envoyés l'année précédente.

À l'automne 1956 je fus réhabilité, je revins à Moscou. Je travaillais à la revue « Moskva ». J'écrivais des articles et des notes sur des questions d'histoire de la culture, de l'art et des sciences.

En 1956 beaucoup de revues de l'Union prenaient mes vers mais en 1957 elles me les renvoyaient tous. Seule la revue « Znamia » (L'Étendard) imprima six poèmes de mes « Vers du Nord ».

En 1958 le numéro trois de « Moskva » publia cinq de mes poèmes...

Aux éditions « Sovietski pissatiel » (L'Écrivain soviétique) sortit, en 1961, un recueil : « Le Briquet »...

J'écrivis des dizaines de récits grâce à mes matériaux sur le Nord et une douzaine d'essais.

La prose à venir m'apparaît simple, rien d'ampoulé, une langue précise où seul, de temps à autre, surgit le nou­veau, pour la première fois à nos yeux un détail, un élé­ment saisi sur le vif. À partir de ce détail le lecteur doit s'étonner et croire à tout le récit...

En ce qui regarde les vers, l'espace de la poésie c'est l'élément juste. Le ïambe et le chorée, qui ont fait la gloire des meilleurs poètes russes, ne sont pas exploités au millième de leurs merveilleuses possibilités. De fécondes recherches sur l'intonation, les métaphores, les images, demeurent ouvertes à l'infini...

C'est presque tout ce que j'ai voulu dire. Ce n'est pas une autobiographie... C'est le fil littéraire de mon destin.

1964