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Péju, Pierre

La vie courante

La vie courante est moins un livre sur le Temps qu'une suite de récits et de fragments situés au milieu du Temps, traversés par le Temps. Chacun peut ouvrir ces pages presque au hasard, comme autant de portes ouvertes sur la vie qui passe, et reconnaître au fil de l'écriture, le courant affectif-électrique de sa propre vie. Pierre Péju évoque aussi la façon dont nous sommes, depuis l'enfance traversés, orientés ou désorientés par les livres. 192 p. (1996)

Pierre Péju, né le romancier, essayiste  et professeur de philosophie, est l'auteur, entre autres, de Vitesse pour traverser les jours (1979, Les Lettres Nouvelles/Maurice Nadeau) du roman La part du Sphynx (1987, Robert Laffont) et aussi de récits fantastiques. Il a écrit plusieurs essais sur le Romantisme allemand, sur les contes et le récit ainsi qu'une biographie de E.T.A. Hoffmann (L'ombre de soi-même, 1992 Phébus). Aux éditions Corti, il a publié des études sur Chamisso, Tieck, Bonaventura et Schiller.

Extrait

Le milieu du chemin

Le milieu du chemin ? Sûrement l’ai-je déjà dépassé. Mais qu’importe ! D’aussi loin que je me souvienne, j’éprouve cette impression de me trouver au milieu de quelque chose : d’un sentier qui bifurque, d’un gué, d’une aventure, d’un livre, d’une époque. Obligé d’avancer, voué à continuer, quitte à basculer à l’improviste vers une fin que je ne saurai pas reconnaître.

Par moments, tout ce qui occupe mon existence me paraît étonnant, lointain, et légèrement bougé comme un cliché pris d’une voiture qui ne ralentit qu’à peine. Lorsqu’on tâtonne dans le noir, le réel n’est jamais exactement où on croyait le saisir. Pourtant, mes souvenirs sont des blocs bien réels, d’étranges monuments dressés de loin en loin sur les rives.

En même temps, je ne parviens pas à tenir vraiment à tout ce qui se trouve derrière moi, submergé. Où passe le passé ne m’intéresse guère, même si certaines nuits sans sommeil je me trouve sur la pointe grise, entre le temps si vite écoulé, et le jour qui tarde à se lever. En tout cas, je n’ai pas su trouver de forêts assez obscures pour m’égarer, ni de clairières suffisamment claires pour me dire « c’est là ».

Je sais avoir traversé quelques événements remarquables, tressé des liens de solidité variable, laissé des traces légères. Avançant dans la vie, j’ai fait des choix dans lesquels, aujourd’hui encore, je mesure mal la part des circonstances, la part de ma propre faiblesse, ou celle d’une répétition obscure. Mais ce sont mes choix, mes paris dérisoires qui tantôt m’allègent et tantôt me retiennent dans mon élan vers la suite.

Passant entre les miroirs des quelques livres que j’ai pu écrire, je reconnais bien des miroirs mais je ne reconnais pas ce qu’ils reflètent.

Nous vivons en permanence sous une pluie d’événements apparents. En même temps qu’il ne se passe rien.

Simple question de regard. Simple question de vitesse ou de position.

Mais il existe d’heureux événements : soudain, quelque chose a lieu, et c’est un bonheur. N’attendant rien, je me suis trouvé parfois brutalement dans l’évidence d’un amour.

De la même façon des enfants sont venus au monde : Petits Poucets dont j’ai feint de tenir la main fermement mais par lesquels je me suis laissé guider aussi, sans qu’ils le sachent. Réalité indiscutable de l’enfance, autour de nous, au fond de nous. Leçon de présence et leçon d’absence... Leçon de choses.

Comme il paraît proche l’instant où j’écrivais : « ... Nos enfants ne sont pas nos enfants, encore moins notre mort, mais leurs mots acides comme leur chair, pratiquent dans notre présent des ouvertures par lesquelles nous arrive un air frais d’arrière-cour, un courant vif portant l’odeur de tristesses passées, un air de fuite et l’idée perdue de notre propre enfance. »

Me découvrant père, je tenais ce genre de propos comme j’en avais tenu d’analogues sur l’amour. Je ne comprenais pas qu’ils appartenaient à une période particulière de la paternité. Un moment, un milieu...

Nous glissons entre des photos-souvenirs immédiatement dépassées, presque aussitôt muettes. On voit mal ce qui change : on constate seulement les changements.

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