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Zanzotto, Andrea

Du paysage à l'idiome

Cette anthologie, en édition bilingue, regroupe des poèmes écrits de 1951 à 1986. Andrea Zanzotto (né le 10 octobre 1921) est tenu pour le poète le plus considérable de langue italienne depuis Leopardi. Zanzotto est aussi l'auteur d'un recueil de nouvelles et un critique fécond. Il a également participé à l'écriture du scénario du Casanova de Federico Fellini.

Poésies. Collection UNESCO d'oeuvres représentatives. Série européenne. Traduit de l'italien par Philippe Di Meo. 313 p. (1994)

Extrait

INDIZIE LUNA

 

La Stella della primavera

il dolce succo

trae negli alberi giovani.

La verde sera al suo specchio s'adoma,

ha grandi insegne ormai la città.

Cieli di giardino

sorgete ancora dai vostri spazi:

quella ch'era bambina e sorella

dalla sua casa

comprende e vede

l'antico gelo dei monti,

si stringe al petto il cuore

esile come rosa.

Dai portici, mercati

effondono troppo colmi

non colta e non venduta

la messe del loro bene,

indizi angosciosi di festa

giacciono agli angoli delle piazze.

Negli orti e nelle serre piü lontane

si sfogliano e si smarriscono  

le acque e la madre luna.

Gli abitanti camminano

abbagliati dal sonno.

 

INDICES ET LUNE

Des arbres jeunes

l'étoile du printemps

tire son doux suc.

Le soir vert à son miroir s'adorne,

la ville est désormais

parée de grandes enseignes.

De vos espaces, vous surgissez encore,

ciels des jardins:

celle qui était fillette et soeurette

depuis sa maison

comprend et voit

le gel antique des monts,

serre dans sa poitrine

son coeur gracile autant qu'une rose.

Non cueillie, non vendue,

depuis les arcades, les marchés

trop débordants répandent,

la moisson de leur bien,

au coin des places gisent

d’angoissants indices de fêtes.

Dans les potagers et dans les serres plus lointaines

s'éffeuillent et s'égarent

les eaux et la mère lune.

Aveuglés de sommeil

marchent les habitants.

 

En savoir plus...

Introduction I

Andrea Zanzotto est né à Pieve di Soligo le 10 octobre 1921 là où la plaine vénitienne vient buter contre les premiers contreforts des Préalpes Dolomitiques. Ce paysage contrasté de collines morainiques escarpées, souvent couvertes d'un réseau de vignes que l'urbanisation récente n'a pas complètement défiguré, n'est pas sans évoquer les arrières-plans des tableaux de la grande tradition picturale vénitienne.

La famille du poète se consacre à l'artisanat et à la peinture depuis bien des années. Ainsi, par exemple, le grand-père Andrea fut un peintre et un décorateur de qualité; il a, en effet, décoré de nombreuses églises de la région; il eut également, un certain temps, un atelier à Vienne. Giovanni, le père du poète, fut lui aussi un portraitiste et un paysagiste reconnu. Il était en outre professeur de dessin.

Dans sa petite enfance, Andrea accompagnait souvent son père sur le motif; son amour de la nature vient probablement de là. Cependant, Giovanni Zanzotto dut bientôt émigrer à cause de son refus de la dictature fasciste. Il vécut quelques temps en France où il exerça avec succès le métier de portraitiste dans la région de Lille, d'abord, puis à Royan. Un moment, il envisagea même, de transporter toute sa famille en France pour parer aux difficultés que le régime en place lui créait.

Andrea avait trois soeurs et un frère; deux de ses soeurs moururent assez jeunes. Ces événements dramatiques frappèrent cruellement sa mère, Carmela Bemardi — une femme sensible et cultivée — qui pourvoyait aux soins du ménage. Les liens mystérieux qui l'attachaient à son village natal l'empêchèrent de suivre les pérégrinations de son mari. Le jeune Andrea souffrit beaucoup de ces déchirements familiaux, de ces deuils. Un sentiment d'incertitude en dériva. L'amour que lui portait Angela Bertazzon, sa grand-mère paternelle, le consolait un peu du sentiment de précarité des choses qui était déjà le sien. Il entra à l'école primaire avec un an d'avance et s'adonna dès sa petite enfance à l'étude avec passion. Il commença à écrire ses premiers vers entre sept et dix ans.

Même si Pieve di Soligo était un petit bourg, les gens cultivés n 'étaient pas rares. Beaucoup se consacraient à la musique et au chant. La grande Toti Dal Monte, un soprano célèbre en son temps dans le monde entier, est d'ailleurs originaire de ces lieux. Il y avait également un collège épiscopal à Pieve. C'est là qu'Andrea Zanzottofit ses premières études et les poursuivit à Trévise. Il étudia aussi la musique (piano, harmonium ) même si ses intérêts le portaient exclusivement vers la poésie.

Il fut admis à l'Université de Padoue à l'âge de dix-sept ans et entra alors en contact avec des groupes de jeunes gens qui, en dépit du régime fasciste, tenaient dès cette époque un discours démocratique. L'influence de grands professeurs tels Concetto Marchesi, Manara Valgimigli et Diego Valeri, un excellent poète, y était pour beaucoup. Andrea Zanzotto obtint sa licence en 1942 après avoir soutenu un mémoire sur l'oeuvre romanesque de Grazia Deledda.

Cependant, les recherches poétiques du jeune Zanzotto furent aussi libres que passionnées. Incommodé par de nombreuses formes d'allergies aiguës qu'on ne savait pas encore soigner, porté à la solitude et à la méditation, il se renferma de plus en plus sur lui même, son amour de la nature étant entravé par ces troubles qui lui interdisaient d'en jouir. Entretemps, ses recherches poétiques allaient s'approfondissant. Après Pascoli et D'Annunzio, Hôlderlin et Rimbaud, qu'il apprenait par coeur, étaient devenus ses mythes, et bientôt Ungaretti et Montale.

Sur ces entrefaites, il fut appelé sous les drapeaux et porta l'uniforme jusqu'à l'effondrement de l'Italie en septembre 1943. S'occupant de la presse clandestine et de sa diffusion, il collabora à la Résistance contre les fascistes et les nazis. Sa vie fut plus d'une fois en péril; et la mort de certains camarades inoubliables est évoquée à diverses reprises dans ses poèmes.

Afin d'échapper à la misère noire dans laquelle l'Italie de l'après-guerre avait précipité, il émigra en Suisse Romande (1946-1947). Il enseigna dans un collège de montagne tout en perfectionnant sa connaissance du français. C'est là qu'il rédigea un "Cahier vaudois" à ce jour inédit.

A son retour en Italie, à Milan, il se lia avec des poètes tels Vittorio Sereni, Alfonso Gatto, Franco Fortini et des critiques tels Luciano Anceschi et Carlo Bo. Encore que suivis, ces contacts étaient irréguliers. En effet, Zanzotto n 'a jamais quitté sa région natale où il a commencé à enseigner dans le secondaire en dépit de la grave crise dépressive qui le frappe et le "paralyse " des années durant. Zanzotto se souvient néanmoins de certains moments magiques. En 1950, le prix San Babila de l' "inédit poétique " lui est décerné par un jury où siègent Giuseppe Ungaretti, Eugenio Montale et Salvatore Quasimodo, ce qui lui permet, en 1951, de faire éditer Derrière le paysage, son premier recueil, chez Mondadori dans la collection "Lo Specchio". En 1954, il y eut à San Pellegrino Terme une rencontre cle jeunes auteurs parrainés par de moins jeunes. A cette occasion, Giuseppe Ungaretti présente l'oeuvre d'Andrea Zanzotto. Parmi les autres "espoirs" présents, on peut citer halo Calvino et Goffredo Parise, avec lesquels aussi il entretint toujours des rapports amicaux.

A pareille époque, il méditait un dépassement des traditions littéraires, y compris des plus récentes, afin d'envisager un champ d'expériences personnel. Il fit la connaissance de Pasolini qu'il voyait à Rome ou, encore, en Frioul. Il continuait également à fréquenter les intellectuels milanais lorsque ses obligations professionnelles le lui permettaient. Un réseau d'amitiés de "loin " et de multiples correspondances le soutenaient. Habiter tout près de Venise fréquentée par des intellectuels et des artistes du monde entier lui permit d'en rencontrer beaucoup en dépit de sa forte répugnance pour les voyages. Cette ville était également pour lui une inépuisable source de sensations et de connaissances, par le biais de ses institutions culturelles ou, encore, de par sa réalité inégalable. Expériences rares mais intenses, il visita néanmoins plusieurs pays européens (France, Angleterre, Allemagne, pays de l'Est).

Au plan intellectuel, Zanzotto a toujours refusé de se reconnaître dans un groupe. Vivre dans son village natal entouré d'amis d'enfance ou de simples paysans l'aidait à endurer ses difficultés, tandis que des traitements à base de psychotropes s'avéraient souvent nécessaires. En 1959, il épousa Marisa Michieli, une collègue qui lui donna deux enfants. A cette époque, Zanzotto entreprend le récit des démêlés liés à la construction de sa maison, dans une région telle la Vénétie où sont nombreuses les bases atomiques. On retrouve également cet aspect cauchemardesque de la réalité dans son expérimentalisme. Qu'écrire, en effet, sinon du convenu à l'époque du "terrible oxymoron" de l'équilibre de la terreur ? Il faut savoir qu'Andrea Zanzotto a toujours été politiquement attentif aux positions qui se référaient au mouvement "Giustizia e liberté" ["Liberté et Justice"], d'inspiration radicalement démocrate et socialiste, officiellement dissous mais, en réalité, bien vivant dans d'autres partis de gauche.

Après la publication de La Beauté (1968) et de Pâques, il s'engage dans une recherche toujours plus personnelle, presque obsessionnelle, entrecoupée par des psychothérapies. Durant cette même période, ses études privilégient la psychanalyse et, d'une façon générale, les sciences humaines avec une attention particulière pour la linguistique. Il prend également en compte les conquêtes de la recherche littéraire internationale, tout particulièrement de la française.

Les années passantes, l'environnement change. Le poète perd son père en 1960 et sa mère en 1973. Par ailleurs, le merveilleux paysage de son enfance se dégrade en raison de la prolifération désordonnée de constructions de tout type comme de la pollution. Zanzotto trouve encore l'énergie de revenir sur des thèmes anciens se rapportant à cette situation, presque en retournant la terre douloureusement, pour une synthèse. C'est également l'époque durant laquelle il collabore au Casanova de Fellini. Cette expérience insolite le conduira bientôt à écrire en dialecte et à réfléchir au rapport poésie/ cinéma. Dès lors, sa trilogie peut être entreprise qui ouvre sur le futur. La reconnaissance qu'elle suscite, si elle est vécue comme un soutien, n'entame cependant pas son attitude fondamentalement adolescente (aujourd'hui muée en adolescence à rebours) faite de terreurs et, dans le même temps, d'attentes imaginatives. Vaincre la tentation du mutisme est comme toujours, pour Zanzotto, ardu au lendemain de la mort de son frère cadet Ettore (1990) et de nombre de ses amis et voisins.

Durant toutes ces années, il a oeuvré à la sauvegarde du dialecte se rendant à l’occasion dans les lycées et les universités afin de conserver un rapport pédagogique, toujours vital pour lui, même après sa retraite. Car, bien entendu, la pédagogie a été l'un des thèmes fondamentaux de sa poésie.

Au lendemain de la disparition de Federico Fellini, l'un de ses amis les plus chers qui l'avait associé à plusieurs de ses films, cette mort lui apparaît presque emblématique dans le cadre du pathétique marasme italien.

Mais, comme il en alla pour le mystique allemand Jakob Böhme qui dit avoir perçu la présence de Dieu en contemplant le reflet d'un rayon de soleil sur un plat d'étain, pour Zanzotto, il suffit parfois d'un rayon de soleil pour rallumer l'espoir. Est-ce pour cette raison qu'il lit le bulletin météorologique avec autant d'attention ?

II

Derrière le paysage, premier recueil publié par Andrea Zanzotto (1951), atteste d'une expérience dramatique. Tout semble, en effet, y éclore sur fond de cataclysme. L'angoisse se distille d’autant plus qu'elle demeure indéterminée. Allusif, nocturne et tourmenté cet univers inapaisé de "glaces" et "pleurs " baigne dans le halo vacillant d'une lune maléfique. Tel le "soleil aquatique" d'un poème, les éléments semblent évoluer à l'avers de leurs propriétés. "Blessure de cristal ", "léger comme un squelette " un corps lesté d'une "mémoire malheureuse " se dessine à peine. Un deuil obscur plane sur toute chose. Tenace au point d'entamer le créé si: "un astre détruisit cette terre ". Comme torturée par une faute inavouée, cette conscience arpente un temps immobile. Il "pleut depuis tant d'années", les "dis" sont d'un "enseveli" et les rayons du soleil "ne font mûrir que neige".

Tant et si bien que s'il témoigne à l'évidence d'une fêlure dans le cosmos comme dans une psyché sensible et délicate, le discours poétique se donne pour compromis entre silence et cri. Davantage, cette douleur inassignable à une cause persiste comme allusivité toujours reconduite. Une tension, vouée à de beaux développements, s'institue entre le dire et le dissimuler. Nous sommes confrontés alors à une onde de choc. Pourquoi et comment nous échappent. Des effets seuls nous parviennent. Tout advient cependant devant, sous et dans le paysage: mais tout est rapporté à un platonisme qui éloigne toute chose derrière le paysage. Celui-ci se charge de significations complexes. Il est tantôt sexualisé à l'instar d'une "soirée" "nue", tantôt paternel-maternel. Au point que corps et paysage finissent parfois par s'indifférencier: "mois de peu de jours/ô toi à la chair douce, /cou clair et curieux/sein chaud qui nourrit, /raisin tendre dans la gorge".

Ce qui frappe dans ces vers, c'est la stridente et presque insoutenable opposition établie par le poète entre la forme de l'expression et son contenu. Le refus résolu de l'anecdote l'atteste avec force. Mondée de ses récits, l'histoire est évacuée au profit du mythe même si elle est désignée comme lac de sang. L'intensité du sentiment semble seule importer. L'articulation dès lors problématique de la forme à son contenu est assurée par le biais de la citation, de l'imitation aussi. La référence à Hôlderlin et à son mythe: "... je voyageai solitaire dans un poing, dans une semence/ de mort, frappé par un dieu..." témoigne de ce parti pris de littérarité.

Cette même littérarité est donnée implicitement pour la forme du sentiment. De là une fausseté expressive payant son écot à une décontextualisation de tous les instants. Celle-ci devient, dans le même temps et paradoxalement, la plus sûre garante d'une authenticité ardemment quêtée. Un mouvement s'instaure qui dynamise le recueil et le porte entre sentiment et loi du silence.

Haletant, Vocatif (1957), le recueil qui fait suite, arc-boute dans une tension extrême ces polarités. Le contexte est laissé à l'imagination du lecteur qu'une citation d'Eluard placée en exergue du livre oriente toutefois: "Ce qui est digne d'être aimé/contre ce qui s'anéantit". Une voix s'essaie à nouer un dialogue avec un interlocuteur qui se dérobe. Elle finit par ne rencontrer que son propre écho. Le registre d'affects du recueil sera celui d'une fidélité à un objet qui demeure à distance. L'homologation d'un paysage largement sexualisé à la femme se trouve liée dans ces poèmes écrits dans l'ombre de Diane. Les thèmes de l'eau et de la lune se chargent de ces significations. La "présence d'une absence" est partout perceptible dans l'ouvrage. Pourtant, l'amour se survit comme mythe de l'amour. Cela demeure implicite. Fils du Chaos celui-ci est plus fort que la perte de l'amour. Il vise à recomposer le réel, le langage en quêtant une langue qui engendrerait sa propre syntaxe. Des vides affectifs comme des vides dans le réel ou le langage apparaissent. Le désespoir n'est cependant pas total. Sur ces entrefaites, le réel tend à se désémantiser. La signification implose si la langue tient bon. L'Impossibilité de la parole rend compte de ce processus qui dégrade le verbum au rang de pure grammaire au point que Michel David a pu parler, à ce propos, de "grammaticalisme" Le pouvoir assertorique vacille car la langue ne parvient plus à nommer. La sexualité glacée émanant de Vocatif vient aussi de là.

Ce moment de crise privée est également le moment fondateur de toute la poésie successive d'Andrea Zanzotto. Ce qui dans Vocatif implose dans le champ du sens explosera dès IX églogues (1962) dans le champ de la langue. Pour l 'heure, le problème auquel le poète est confronté est le suivant: comment sacrifier à une fidélité sans précipiter dans la rhétorique. L’interrogation sur les sentiments implique alors un questionnement du langage. Ces préoccupations sont interprétées, une fois de plus, à travers une réminiscence rimbaldienne: "Oh comment, comment vous parlerais-je ?" (Colline de Janus). Zanzotto y répond en articulant son langage autour de deux grandes figures tout à la fois antithétiques et néanmoins solidaires: le "très riche nihil" et le "fuisse ". La première d'entre elles s'impose au poète dans la contemplation de ce que le paysage offre, peut-être, de plus abstrait: le "bleu". Dans cette surface énigmatiquement vide, comme caprice tout peut soudainement affluer. Ce spectacle lui donne l'intuition d'un néant fertile. Etrangement, là le silence n'est plus en contradiction avec la parole et réciproquement. Le "fuisse " (avoir été en latin) joue alors comme référent et en tant que tel demeure invariable. La parole redevient alors praticable dans son authenticité. C'est désormais la variation des outils langagiers — et bientôt des formes — qui va sous-tendre l'invariance des significations, toujours à réaffirmer. Tel est le sens du mouvement. Le "fuisse" vaut comme force centripète, le "très riche nihil" comme force centrifuge et le moment pertinent de cette structure, dont le modèle linguistique pourrait être l'oxymoron, est celui de l'articulation des énoncés. IX églogues nous confrontera pour sa part sous peu à son avers, le délitement. De sorte que nous pouvons lire Vocatif non seulement selon l'indispensable lecture verticale de chacune de ses pièces mais, encore, selon une lecture horizontale des titres clef du recueil. Nous obtenons ainsi, par exemple: Idée, Première personne, Ineptum prorsus credibile, J'atteste, D'une hauteur nouvelle. Exister psychiquement. Impossibilité de la parole. Du ciel, Fuisse. Mieux qu'une phrase, peut-être. Une direction.

C'est par la convocation ironique d'une forme datée telle l'églogue que Zanzotto prend définitivement congé de la tradition. Par petites touches, il procède doucereusement à la déstructuration du chant amébée. Les voix des personae poétiques n'y tiennent plus exactement le même discours. Le dialogue comme la convergence vers un seul et même enthousiasme se révèlent désormais impossibles. Il semblerait que l'impact du trauma qui a lacéré l'élégie s'envisage comme malédiction babélienne. Bifide, la forme de l'églogue sert admirablement ce projet. Il aura suffi de glisser un coin entre les blocs dénoncés du chant amébée, de susciter d'infimes glissements de sens et le genre s'en trouve irréparablement déséquilibré. Censée célébrer l'enthousiasme d'un ou de plusieurs locuteurs, l'églogue se découvre de nouvelles tâches: l'exploration des rhétoriques, le fonctionnement du langage. Dans la surprenante fraîcheur qu'une telle opération suppose, c'est toute l'attitude de Zanzotto vis-à-vis de la poésie comme genre qui se laisse appréhender. Dans un mouvement en spirale, il y a expansion de la recherche toujours en quête d'une "hauteur nouvelle", autrement dit, d'un approfondissement de la connaissance de son objet. Alors, il y a certes relecture du passé mais du point de vue du futur. Un rajeunissement en résulte. De telle sorte qu'Andrea Zanzotto joue de la tradition et de la tradition du nouveau comme d'un clavier polyphonique procédant, du même coup, à leur indifférenciation radicale. Michaux n'est pas loin.

Dans La Beauté (1968), un dantisme original en découle. S'il mêle, bien évidemment, les niveaux stylistiques hétérogènes appartenant à des âges et à des territoires tenus d'ordinaire pour incompatibles, Andrea Zanzotto n'enjambe pas moins un seuil monolinguistique. La Beltà (La Beauté), qui n'est pas la bellezza mais une aspiration esthétique, s'avère justement une sorte d'emblème de cette dernière tradition de Pétrarque, Métastase à Leopardi lui-même. Le questionnement de Vocatif posé à travers l'oxymoron fuisse-très riche nihil est ici reproposé à un autre niveau comme volonté explicite de pétrir deux codes linguistiques définis par quelques siècles de pratique littéraire. La nécessité privée agissant le poète en vient à analyser une tradition. L'inconscient du poète devient ainsi un opérateur du réel. C'est le recommencement qui, comme toujours, sollicite Zanzotto. De la même façon qu'il a articulé "fuisse" et "très riche nihil", il articule les traditions pétrarquiste et dantesque l'une à l'autre. Sans volontarisme, toutefois, en juxtaposant simplement des blocs d'énoncés hétérogènes de l'une et de l'autre. Zanzotto met ainsi en évidence un signifiant fendu qui autorise, c'est sa fonction, la circulation du symbolique par delà les âges et les formes littéraires. La défiance de Zanzotto vis-à-vis du mot n'a d'égale que sa confiance dans la syntaxe, l'articulation justement. Dans cette façon de faire, le signifié est partiellement soustrait à l'arrogance du signifiant. Ce dernier n 'est exalté que pour mieux être dévalorisé en regard du premier. Le sens est maintenant donné par le mouvement radar d'une lecture balayant obligatoirement des séquences verbales stylistiquement disparates. Le blanc vaut comme ciment. Telle est la question introduite par le poème intitulé: Oui, encore la neige, métaphore transparente de la page blanche: "mais où les deux séries entrent-elles en contact ? " Etrangement, la réponse se trouve au vers précédent: "Holderlin: «nous sommes un signe sans signification» ". L'Elégie en petèl revient sur ce thème en indijférenciant explicitement "fuisse " et "très riche nihil " sous les masques contradictoires de Holderlin et de Tallemant des Réaux dont elle fait les personae de son discours: "...je vois Holderlin et Tallemant des Réaux bras dessus bras dessous / surimpression je sur impressionne ". Il y a report de calques. Nos deux auteurs se métamorphosent ainsi en éponymes de deux styles. Du même coup, le jacassin entêté, acentrique du second amende le mutisme du premier. Ce que le premier cèle, l'autre le dévoile: "Que Scardanelli fasse la page pour Tallemant des Réaux, /que Scardanelli soit compilé avec des passages de l'histoire d'O ". La lacération, donc, et l'assimilation de la chair à la page. La figure du cercle. "O", justement.

La syntaxe de Zanzotto s'enrichit ainsi d'un "côté" Tallemant des Réaux dont le paysan Nino est comme le héraut et l'éponyme. Le dialecte n 'est pas loin, même si encore en sourdine. Un mot, çà et là. Un fourmillement de vignettes, tableautins et autres décalcomanies jouant comme flux de conscience atopique et broussailleux comme inconscient va désormais flanquer "fuisse" et "très riche nihil".

La langue de Zanzotto est radicalement redéployée. Elle atteint à ses premières certitudes. Et virvoletante, jamais en repos, sautillante, elle papillonne, pleine d’allant, de citation érudite en slogan publicitaire, passant sans complexe ni difficulté aucune de l'onomatopée la plus sonore au babil enfantin le plus délicat, qu'elle ente à l'occasion à un terme scientifique ou, encore, à un archaïsme. D'assonance en résonance, d'allitération en répétition, de néologisme en écholalie, Zanzotto saisit la rythmicité d'une langue qui s'envisage elle-même d'emblée comme poésie dans les situations verbales les plus inattendues.

Dans ces trois registres, musicalement interprétés et interpénétrés, on devine en filigrane les profils des trois pères fondateurs de la littérature italienne qui sont à l'origine d'autant de traditions: le plurilinguisme de tradition dantesque attaché à établir l'inventaire du monde, le monolinguisme de tradition pétrarquiste enclin à soustraire la langue à toute historicité et l'archipel bariolé, bourdonnant d'historiettes, assignable à Boccace où le dialecte a, de quelque manière, sa place. L'organisme de Zanzotto opère une synthèse de ces trois traditions littéraires dans le champ de la poésie. Son dantisme attentif, qui est toujours recensement des langages dans un moment historique donné, est vaste au point d'accueillir le pétrarquisme et, avec Boccace-Suétone, le "côté" Tallemant lui-même. Sous la prodigieuse faconde de ce dernier, c'est Freud qui pointe le bout du nez. Tallemant est, de fait, du côté du witz et du lapsus. Aucune de ces traditions n 'est cependant dépouillée de ses attributs mais leur juxtaposition-entrelacement ajoute à notre connaissance du fonctionnement du texte poétique. Celui-ci se profile avant tout comme circulation du symbolique: ainsi dans les grandes rêveries à propos de l'impossible de Pâques (1973). Ce même recueil ouvre à la spatialité de la page qui s'exaltera graphiquement dans Le Galaté au bois (1978) jusqu'à inclure dessins, idéogrammes et cartes. Ce relevé ne sera toutefois achevé qu'après l'inclusion de la tradition dialectale, effectuée avec La Veillée (1976), fruit second d'une collaboration au Casanova de Fellini. Zanzotto est alors mûr pour affronter sa trilogie censée déployer ces acquis dans une oeuvre.

Il illustre ces découvertes dans une trilogie procédant de son terroir, la géographie venant, en catimini, commenter les trois grands registres de la tradition italienne tels qu'il les appareille. Le volet sud du triptyque est ainsi assigné au plurilinguisme, à la polarité Dante. Nous sommes en présence d'un paysage feuillu aux riches sédimentations historiques. C'est là, dans l'abbaye de Nervesa, au coeur de la forêt du Montello, que Giovanni Della Casa a écrit son traité de bonnes manières. C'est également là qu'eurent lieu certaines des plus violentes batailles de la Grande Guerre. Le second pan du dessein trinitaire décrit un paysage peu ou pas touché par l'histoire. Ce ne sont que neiges, cimes glacées et lacs souterrains d'une géologie extrême. Dès le titre, Phosphènes (1983), c'est le langage du moi qui s'impose dans sa volonté affichée de s'affranchir de toute autre détermination que lui-même. Poursapart, le dernier segment de l'ensemble, Idiome (1986), campe le côté Tallemant des Réaux. Il est décalé puisque nous avons affaire à Pieve di Soligo, le village natal de l'Auteur, qui ne saurait prétendre se donner pour un centre. C'est balbutiements, envolées, refrains, retombées et compagnie.

Cependant, le discours tenu par Andrea Zanzotto est plus complexe. Chacune de ces parties comporte, en effet, des résidus de toutes les autres. Ainsi, par exemple, Le Galaté au bois inclut un Hypersonnet qui tout en respectant pointilleusement les règles de composition de cette forme, se pare d'un contenu qui vient la démentir. Davantage, le discours sur l'histoire est perçu depuis un point d'observation cosmo et chaoscentrique venant le relativiser comme péripétie biologique d'un plus vaste mouvement. La métaphore de la chaîne alimentaire se subordonne, défait, toutes les autres dans l'économie du recueil. Son mouvement sans fin recommencé prend le pas sur toute autre temporalité. Nous comprenons alors que l'hybridation partielle des traditions à laquelle Zanzotto aime à s'abandonner possède un sens. La position du résidu stylistique caractérisé au sein d'une autre tradition équivaut à une fumure ou à une greffe régénératrice. A une échelle minimale, celle du microcosme régional, la cisaillante évolution du signifiant fendu permet de suturer autant que de déchirer, mieux, elle ne déchire que pour mieux ravauder ainsi qu'en atteste, par exemple, la section Aller coudre c/'Idiome. Cette double pulsion qui est la sienne s'homologue à la métaphore de la chaîne alimentaire du Galaté. Cette attitude, résolument affranchie de tout anthropocentrisme, semble colporter comme une dilatation-dissolution de la conscience.

Dans les alchimies du pôle de tradition pétrarquiste comparaît un univers halluciné de perceptions éblouissantes en cristaux létaux. Cependant, l'espace minéralisé des sommets alpestres, qui vérifie aussi l'usure stylistique des figures de Vocatif, est réversible. Comme neiges et glaces, les cristaux peuvent se liquéfier, à l'instar du plasma des ordinateurs, par exemple. Ils peuvent tout aussi bien jouer comme réseau à l'instar de l'oeil de la mouche pour finir par se découvrir les agents d'une connexion généralisée. Celle-ci aboutit à une transmutation du silence en parole, du faux en vrai. Au-delà, syntaxe habituelle d'un discours du moi, ce registre peut se parer d'autres contenus puisqu'il s'envisage comme circulation généralisée par le biais des métamorphoses minérales. A l’instar des feuillaisons impétueuses du Galaté au bois, une temporalité complexe est postulée par Phosphènes mêlant tous les temps à l'aune d'un futur antérieur. Comme tel, ce dernier est éminemment créatif dans la mesure où il fait fi de toute séparation spatiale ou temporelle.

Idiome qui constitue le dernier segment de la trilogie fourmille de personnages et de langages. On peut tenir cet ouvrage de polarité Tallemant des Réaux de la trilogie. Hautes en couleur ou discrètes, dans un désordre apparent, des silhouettes pullulent: telle gloire locale, un mendiant, les tantes de l'Auteur ou, encore, les artisans d'hier de Pieve di Soligo. Tout est irrémédiablement enchevêtré, sans hiérarchie. Les styles les plus divers s'entremêlent de l'abstraction la plus outrée au propos le plus convenu ou, encore, à l'expression dialectale la plus hirsute. De sorte que la réplique la plus rebattue comme la littérarité surcabrée ou le néologisme le moins attendu nous font pénétrer au coeur de l'idiome. Son désordre patent est le seul ordre possible. Celui d'un mouvement infini qui de bouche en bouche, de déformation en erreur, de privautés en jargons de toutes sortes, d'invention en violation édifie et abolit les langues aussi. La langue est alors donnée comme création collective des humbles, des savants comme des lettrés. Son futur lui vient d'un sourd mouvement plongeant ses racines dans un passé suranné.

Idiome occupe ainsi le centre, significativement décalé, du discours poétique de Zanzotto. Il ne vient pas seulement à la fin, il vient également conclure sa trilogie. Le mouvement généalogique et destructeur est partout: dans le monde, dans les psychés comme dans les langues. Loin de tout maniérisme par surcroît de maniérisme et de prononciation personnelle, encore que variée, dans le microcosme italien, Zanzotto propose une conception généalogique de la langue à travers son interprétation des traditions littéraires de cette aire linguistique. Celle-ci était potentiellement postulée dès le titre de son premier recueil. D'horizon en horizon, le paysage est, en effet, toujours derrière lui-même, sous lui-même ne serait-ce que comme sédimentation géologique. Dans cette opération le langage poétique finit par accéder à son autoconscience. En reparcourant son encyclopédique "histoire" énergiquement deshistoricisée celui-ci accède à son futur. Autrement dit, à sa conscience la plus haute, celle de ses moyens. "Un larcin et un futur" comme l'écrit Zanzotto. La traversée des temps stylistiques et des formes codifiés du passé modifie l'espace littéraire présent et fraye la voie aux futurs. A méditer.

III

Une anthologie poétique se doit de proposer la coupe convaincante d'une oeuvre, de la résumer à travers ses poèmes les plus représentatifs, les plus accomplis. Ce souci a, bien évidemment, été le nôtre dans l'établissement de cette anthologie. Il nous a été impossible, en revanche, de donner tous les plus beaux poèmes d'Andrea Zanzotto. C'est que la matière était trop abondante.

Aussi avons-nous privilégié ces poèmes qui offraient l'avantage de présenter les grands thèmes de la poésie d'Andrea Zanzotto et, comme tels, susceptibles d'asseoir une lecture fructueuse de l'oeuvre toute entière.

L'un des obstacles les plus redoutables était représenté par les ouvrages les plus récents du poète. Ces derniers sont, en effet des constructions unitaires jouées sur des métaphores courant de page en page tout au long d'un seul et même recueil. Cependant, l'oeuvre de Zanzotto est de bout en bout sous-tendue par des figures si singulières qu'elles amendent les absences inévitables qu'une telle entreprise suppose nécessairement; et cela, dès Vocatif (1957) son second recueil de vers. "Fuisse" et "très riche nihil" résorbent non seulement le mutisme, mais encore, toute discontinuité dans le macrocosme de l'oeuvre comme dans le microcosme de l'anthologie dans la mesure où ces figures assurent la circulation du symbolique dans les postures les plus disparates.

Pour ce qui est des poèmes dialectaux, nous avons choisi de les donner en traduction française, certes, mais également de les faire suivre de leur traduction en italien car la traversée des langues est à l'évidence un thème important dans l'oeuvre d'Andrea Zanzotto.

Enfin, nous avons cru bon d'offrir au lecteur quelques poèmes inédits en volume afin qu'il puisse apprécier l'évolution de l'oeuvre après la Trilogie. Il ne manquera pas d'y déchiffrer les grands thèmes de Vocatif transportés dans une dimension "essentialiste ", dans les parages d'un registre stylistique fondé sur une sublimation tout à la fois harassée et tendue.

Philippe Di Meo

 

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