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Bensoussan, Albert

Une saison à Aigues-les-Bains

Envoyé suivre une cure à Aigues-les-Bains, le narrateur va découvrir, au cours de 21 jours de soins, maladie et luxure. L'aventure est aussi bien au fond des abysses où l'on administre les boues, qu'à un coin de table... 108 p. (1993)

Albert Bensoussan est un universitaire, écrivain et traducteur. Il a traduit une soixantaine de textes, principalement d'Amérique latine, parmi lesquels les ouvrages de Mario Vargas Llosa. Il est l'auteur qui comprend une vingtaine de fictions, dont La Bréhaigne, publié en 1974 par Maurice Nadeau.

Extrait

Première semaine

Dimanche

Misérable est le monde et moi tout barbouillé.

Je mets, pourtant, dans ma hargne à vivre, de moins en moins de vergogne, plus de hâte ou de fièvre à jouir. Tout ne m’est-il pas compté, du jour qui fuit ou la nuit qui s’évapore ? Alors je file, à plus de cent à l’heure en figement parfait, déchirant la migraine du ciel, dans l’impavide éclat des rails. Est-il vrai que j’ai déjà semé en pure perte quelque deux mille milliards de vermicelles ? Tous mes œufs dans un même panier, de surcroît percé. Vie brouillée, vitre opaque, quel gâchis ! Mes femmes m’ont plaqué au sol, sans descendance, creusant un sillon qui s’efface. Et moi nigaud, battant l’air de mes élytres en zézayant. Reste l’élan qui vibre et vole comme l’éléate flèche et puis ne mène à rien, agénésique et mou. Ainsi du train qui file vers le Sud à l’aube d’une grisaille.

Katell m’a laissé tomber sur le quai et Reine en son parallèle abandon n’en sait rien, comme elle ne perçut jamais, du temps de notre vie commune, l’indiscrète présence d’une amante à mon flanc. Au perchoir la légitime, aux abysses l’ingrate, et moi entre deux eaux gagnant la rive d’Aigues où à défaut d’amour contempler les Thermes…

Ce trajet ferroviaire ne me vaut rien. Depuis Nantes, reflux œsophagien d’un quignon beurré de jambon moisi au buffet de gare. Nausée et tourbillon de tête. Hélas ! vogalène enfoui en valise, coincée en soute à l’entrée du Corail. Trop long, circuit calorifère et ces trépidations sur rails déglingués en ligne de province. Le bol alimentaire s’en tamponne au pylore. Gastrite, hoquetante muqueuse. Fini l’ultime goutte de Badoit et plus de chariot-bar avant Bordeaux-Saint-Jean. Comme aux moments noirs, j’expulse deux grains de cachou Lajaunie. Malgré la couleur de bile, succès complet. Et supporter toute l’année la moiteur des rayons, l’aigreur des tranches décartonnées et la noirceur des signes venus pomper aux lèvres. Je suis conservateur de livres, cracheur de feu et mentor babélique. Un pélican, tous ongles sur son jabot saignant, abandonnant sa chair aux crocs délicieusement parcheminés des analectes. Et maintenant fourbu, exsangue, vidé de suc, avec pour horizon une ville d’eau et de réparation.

D’abord Reine m’a quitté. Pour une goutte d’eau qui a fait une grande rivière bretonne. Était-ce soupçon de guilledou ? Une larme sur l’océan…

Nos corps sont devenus étrangers, alors même que nos âmes devenaient jumelles. L’épouse accédait au rang de sœur ou de mère. L’époux était, au mieux, cousin de germain. Le lit conjugal se partageait en deux plages intégristes : la dune femelle imposait sa clôture aux foulées viriles…

Les filles de Nabeul sont les plus beaux fruits de Méditerranée. La gloire véritable de ce bourg tunisien : pas son marché aux chameaux, sa foire aux mousmés. Belles comme la lune en son plein, Tanit à front d’argent, au ciel noir de Carthage, elles défilent sans liens enchaînant les regards et entraînant tout cœur. Bouche bée j’étais quand, descendant de la chaire grise de la salle Gsell à Alger, je me pris l’œil à ses longs cils n’encadrant que du bleu. Aventureux exposé d’étudiant au thème prophétique : “Du coup de foudre dans le roman de la décadence.” J’ai reçu sa flèche d’azur berbère en pleine prunelle. Mille à zéro. J’ai ri en lui prenant le bras, à cause du vertige, certes, mais d’heureux présage, car nous étions tous deux propédeutes en capitale, et l’Afrique était notre terre promise. Après quoi, et ce quoi-là fut le couac du général qui nous avait “compris”, fuir en Bretagne sans passer par la Lorraine et le sabot dans le dos. Ce vertige primordial fut heureux et la tête nous tourna derechef sous le taleth du rabbin qui bénit notre union dans l’égosillement futile des choristes et le charivari de l’harmonium synagogal. Je n’étais barbouillé alors que de ses rires de pleines lèvres, de ses bouss-bouss de tiède salive, de ses incisives autour de ma langue, comme si elle me tétait de l’intérieur. Oui, que nous étions accordés ! Femme et fille, avec de grandes dents blanches qu’elle découvrait en ourlant sa lippe très haut sur ses gencives, ma fiancée fut sacrée à seize ans reine de beauté de Nabeul. Normal pour une Livournaise, car ma femme se nommait Regina Bougenah et descendait des illustres Busnach d’autrichien lignage. Depuis toujours, avec leur regard de ciel, les Juives de Livourne triomphaient sur toutes les scènes de beauté de la Tunisie coloniale. Avec cela, une chevelure de cavale qui, lorsqu’elle courait sur le sable de Hammamet, se soulevait, bouffait et s’ébouriffait, mettant en fuite les méduses sur tout le cap Bon, effarouchant les jemels qui roulaient benoîtement leur bosse sur le littoral jusqu’aux tuiles effondrées de Néapolis.

Eh bien ! oui, quelle tuile ! Ma Reine m’a quitté. Ma Kahéna, lui disais-je, feuilletant nos glorieuses archives d’avant l’islam. La fière Juive était souveraine : comment eût-elle supporté ma froideur ? Savait-elle le secret de mes escapades ? Mes excuses : débordement horaire à la reliure, commission régionale des littératures, entente syndicale, que sais-je ? Comblait-elle les trous de mon calendrier d’un flot de soupçons, elle qui, petite prof et sœur d’English speaking people, veillait plus que moi sur nos êtres ? Je l’ai surprise plus d’une fois cachant ses larmes et en rage de s’être avérée humide de visage, alors qu’elle ne voulait pour nos corps, jadis plongés au golfe de feu de Djerba la Fidèle, qu’un brasier éternel : toute la braise de tes yeux, disait la Phénicienne, et partir en sommeil d’une jumelle fumée sur le même bûcher. Oui, lorsque la pipe est tirée, y’a plus qu’à gratter le brûlot. Qu’à cisailler l’âme, et les croûtes de nos cicatrices, toutes les eschares de notre vie commune — à quoi bon la rappeler ! L’effondrement colonial, la fuite des deux bras, moi transfuge d’El-Djézaïr, elle pour me suivre renonçant aux siens en leur cabanon littoral qui, contre toute attente, leur resterait acquis par la très grande bonté beylicale.

Et maintenant que notre demeure d’exil se lézardait — tout ce salpêtre à l’angle des plafonds, toutes ces fissures d’humidité — Regina, ma Reine, s’en retourne au pays. Va-t-elle derechef méduser, un jasmin sur l’oreille, les narcisses de Nabeul-plage ? Au comble de l’amertume, à la veille de mon départ en cure et alors même que je me savais délié de tout lien adultère, elle avait sèchement asséné : “ S’il faut boire le thé sans sucre, autant le faire sur les nattes de Sidi Bou-Saïd ! ” Tunis-Air me l’avait ravie, moi seul dans notre vaste appartement de Rennes qui n’était plus de Reine, avec ses trois paliers disjoints qui disaient l’étagement des années et les cahots de notre histoire qui n’avait rien que de médiocre et d’ordinaire.

Chaotique ferraille, quand parviendras-tu à Aigues ? Plus une once de paracétamol à me mettre sous la dure-mère et mes méninges s’amollissent vertigineusement depuis qu’on a passé Libourne qui tant me fait penser à l’irascible Nabeuloise prenant la moschetta et faisant scappa alors même que j’étais enfin lavé de la tache du péché. Détruit le nid de mes mensonges, comblé les trous du masque. Ah ! que j’advienne enfin et me couche en l’égrotante cité, dans l’oubli de bobos et déboires, et choyant mes plaies !

Katell, j’aurais dû m’en douter. Liaison de labeur mais d’intensité variable. Quoi d’étonnant ? Entre deux mises en fiche, ces leçons de catalogage et de bibliographie où elle s’abandonnait entre mes reins, nos visites en cave d’incunables où l’on réchauffait par le stupre et l’étreinte le corps momifié d’Abélard, ravivant les cendres ensablées d’un Enfer de province. “Je vous confie cette jeune doctorante”, m’avait lancé la mère Lassus, très sous-maîtresse organisant les rayons de sa ruche. Et moi qui suis de la race de Minos, j’avais noué mon fil d’Ariane à cette vierge celtique qui me suivait au labyrnthe où j’éclairais pour elle les arcanes de Byblos. Après quoi, à ma Reine au retour : “Quelle Bécassine me confie cette cruche ! Le diplôme dans le sac, mais la poche trouée. ” L’idiot que j’étais ce faisant n’éveillait que sa jalousie, excitait son soupçon à l’affût depuis qu’une épée de glace découpait nos corps sur le lit conjugal. Alors bafouillant : “je vais à la poste… je suis convoqué chez la mère Lassus… j’ai une réunion du comité d’entreprise…”, tous ces prétextes pour rejoindre à son colombage de la rue de la Visitation la bien nommée ma druidesse aux yeux verts qui m’ouvrait généreusement la table de son dolmen. Vive la France, soupirait l’authentique orphelin de l’Afrique qui se jetait tardivement - quinquagénaire qui n’a pas vu filer l’an - sur ce grand corps de Breizh. Ah ! la tornade de ma hâte, ma hargne à mordre au dernier fruit quand Reine se desséchait sous le plâtre d’Ille-et-Vilaine et depuis laide lurette se refusait au devoir des corps. Avec Katell, je ne craignais pas d’agacer mes dents ni ne redoutais la raideur du trismus ni le rire sardonique. Or la doctorante se prêtait seulement à mes je, à mes jets d’enfant sur le retour, mes jeux d’adulte dépassé, me devançant inéluctablement de toute la célérité des vingt ans d’avance qu’elle me rendait. La première occasion la fit larron. Ce congrès des bibliothécaires à Cambridge dura moins d’une semaine. “Poor myself, poor dear friend.” Était-ce que Reine m’accompagnait et qu’elle en fut jalouse ? Mais quoi, il me fallait bien recourir, cette fois, à l’interprète du mouvement de mes lèvres. Au retour, Katell n’avait que Nolwenn aux siennes. Sa collègue du collège nouvellement installée sur son propre palier. Nous n’eûmes plus cette intimité et à force de se glisser dans la conversation de Katell en lissant ses sourires, je devinai à demi-mot que l’odalisque m’avait bouté hors du lit.

Insupportable Nolwenn qui t’imposes en amazone chevauchant le plat paysage des Landes ralentissant mon train. Ah ! que je te gomme une bonne fois et qu’on en finisse ! Mais non, insupportable Nolwenn, c’est son nom, ma Douce, que tu criais, que tu hurlais dans tes convulsions, la secousse de tes membres, tes grimaces de plaisir et cette crispation des nymphes qui désormais me grisaient un peu moins… Jusqu’à cette explosion, car tu n’étais plus assez libre pour l’acrobatique coordination de nos emplois du temps. Ou plutôt cette imploration :

 — Va soigner tes bobos, tit-père. Mais vas-y seul. Nolwenn m’emmène dans ses terres pour l’Office des Ténèbres et la Résurrection des Pieux (elle parlait souvent par énigmes, ma korrigane).

Ainsi seul sur le quai daigois grouillant d’éclopés. Lourdes à deux pas, mais pas de miracle. Et moi d’avancer de conserve avec les tordus du dos et les podagres. De brosser mon chagrin. A Aigues le printemps pleure, mais je marche à sec, à l’ombre et déjà fortifié en armure d’égrotant.

Michel a-t-il perçu ce creux de l’âme, cette hiatale hernie qui me décroche la mâchoire à l’orée de la salle à manger ? Remugle de mangeaille. Réfectoire, plus juste mot, car l’hôtel héberge, tiens donc…

— On a fait le plein, msieu Abitbol, j’ai cent soixante-deux clients sur les bras.

Le maître d’hôtel projette ses deux mains en oscillant l’épaule, soupesant à la mode romaine le poids des curistes et autres ostéoporeux. Moi plus voûté que l’an dernier et le nez sur mes plantes comme y quêtant… Ainsi errais-je naguère sur les vestiges de la rue Michelet en attente d’embarquement définitif, et ma Reine encore splendide de jeunesse en son étonnement : que cherches-tu, mes yeux ? L’espoir ! Tout à fait ça, msieu Michel, et je vois bien que c’est sans solution.

— Z’êtes tout seul, alors ?

Dois-je répondre ? Lui dire l’effacement femellique ? J’avais bien précisé : une chambre à grand lit au dernier étage, en bout d’aile, en surplomb du limon, en bout d’Elle, sur plomb ulcéreux qui me pèse au pylore depuis Nantes au moins, ou de Montaigu. Seul et misérable, et puis tout barbouillé.

— Vous mets à une table de deux, quand même ?

Et quand bien même ! Je sais que je ne verrai rien, rétinopathe et décollé de mon repère. Que je n’entendrai rien, par vœu d’otosclérose. Muet, ankyloglosseux et pulpiteux. Un brelan désastreux. Refusé à l’envi. Recalé au délire.

— Tiens, la quatre-vingt-trois, dans ce petit coin tranquille.

Va pour la tranquillisante mangeoire, migraineux râtelier.

— Vous en faites une tête ! On a perdu sa langue ?

Non, non, ni mucocèle, ni grenouillette. A peine cette glossite de qui a trop baisé aux lèvres de la jouvencelle - baise-moi, rebaise m’encor ! que n’a-t-elle exigé cette Louise Labbé d’un pauvre sous-bib ! Et moi bouche bée contemplant l’homme en noir aux ailes de pingouin brassant les cartes de ma réponse.

— Oui, msieu Michel, placez-moi comme bon vous semble. De toute façon…

Geste vague de désespérance. Sur mon épaule il a la main posée et me mène ainsi qu’une épousée à l’autel, au calice.

— Hallali ! Ah ! là ! là ! Madame Allot-Marie, vous voulez bien d’un gentil meussieu ?

Au vrai, maître de cérémonies. J’ai tourné derrière lui pour m’asseoir à la table assignée. J’ai salué du front, débauché un sourire affecté de perlèche, j’ai bredouillé soir-m’ame, déplié mon torchon, dit trois louches au soupier, un doigt au sommelier, yaourt au dessert, et sur le tard, enfin, en maîtrisant mon rot, j’ai vu qu’elle était belle.

— Vous pouvez m’appeler Marie, c’est mon nom et c’est mon prénom.

— Je vous salue, Marie Marie.

— Très drôle. Marie Allot-Marie, du nom de mon premier et de mon second.

— Merci pour la charade. Vous allez rire, je me nomme Abitbol.

— Y’a pas de sots métiers.

Et pan ! Elle a écarté toutes grandes ses commissures, grosse langue pourléchant ses gencives, car la répartie se voulait joyeuse. J’ai rougi comme si elle avait fait choir à ses pieds le septième voile.

Dans la salle de bains j’étale mes joyaux : minuscules saphirs de phénergan, topazes de voltarène, niagara du miraculeux minoxidil d’une calvitie cléricale, strass du shampoing à l’huile de vison, ors de diverses pommades, la révulsive des douleurs, l’analgésique des prurits, la sédative de la gratte, la dulcificante du feu du rasoir, l’ocre filon des pansements gastriques — smecta, bolinan, que sais-je ? — et la voie lactée du phosphalugel. Car il s’agit de gagner à la nage, par précieuse pharmacopée, la rive salutaire. Que redouter du sommeil après deux grenadines cuillerées de doxergan ? Statique cauchemar vaincu de témestat. Et le valium : valeur sûre, jamais à la baisse. Dessert des justes, aller simple pour Morphée, et avant même la descente au tombeau, irrépressible bâillement, paisible dodelinement, présageant la chute sans nulle irruption d’ingrate cousine ou cruelle aimée, ô infernales, ô exquises… !

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