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Baridon, Silvio F. - Philotecte, Raymond

Poésie vivante d'Haïti - Anthologie

1945-1977 : soixante-et-un poètes d'expression française presque tous vivants, travaillant en Haïti ou dans sa diaspora américaine, africaine, européenne : une somme poétique extraordinaire par son étendue. 292 p. (1978)

Silvio F. Baridon était professeur de littérature française à l'Université de Rome. Raymond Philoctète est professeur de littérature française à Port-au-Prince.

Extrait

I. LES ANTÉCÉDENTS

Pendant plus d’un siècle (de l’Indépendance — 1804 — jusqu’au premier quart du XXe siècle,) la littérature haïtienne, en dépit des théories des frères Nau, de l’haïtianisme de Fleury-Battier, d’Oswald Durand, de Massillon Coicou, de Tertulien Guilbaud, a été, dans une certaine mesure, le reflet des écoles et des mouvements qui se sont succédé en France pendant cette longue période.

En effet si, avec Jean-Jacques Dessalines et Alexandre Pétion, Haïti avait pu s’affranchir du joug colonial et devenir la première République noire indépendante du monde, l’influence — tout au moins culturelle — de la France n’avait pas disparu.

Cas unique pour une nation souveraine de l’Amérique latine, le français resta et reste de nos jours la langue officielle du Pays. Actes de l’administration, université, télévision, cinéma, écoles, représentent et renforcent la francophonie d’Haïti. C’est comme la marque d’une fière autonomie dans la mer des Caraïbes, vis-à-vis de l’anglophonie des colonies et des anciennes colonies anglaises, ainsi que devant la nouvelle pénétration de l’anglais opérée par les Etats-Unis. Pour ne rien dire de l’espagnol, langue officielle de l’autre partie de l’île d’Haïti (qui s’appelait jadis Hispanola), c’est-à-dire de la République dominicaine, ainsi que d’une autre île de la Caraïbe, Porto-Rico où la langue espagnole assure dans un certain sens la défense des valeurs ethniques et politiques d’un “Etat associé” qui ne voudrait pas être “libre” seulement dans sa dénomination officielle.

La littérature haïtienne du XIXe siècle et de la première partie du XXe, est donc fortement conditionnée par celle de France. Il faut toutefois souligner que, pendant tout son développement historique, elle n’a jamais pu ni voulu abandonner la “matière” ou le “fonds” local. Il s’ensuit qu’à côté de la tendance à exprimer des idées et des situations universelles, l’écrivain haïtien se sentira irrésistiblement attiré par le besoin de se rapporter à la vie, aux événements, aux aspirations typiques de son pays et de son peuple. Ce qui conférera souvent à cette littérature, même lors de sa plus stricte imitation des grands modèles français, une note et une couleur locales, tout à fait particulières. D’autre part, les mouvements “nationaux” marquent divers moments des lettres haïtiennes et se fortifient au fur et à mesure que ces dernières prennent conscience d’elles-mêmes et arrivent à s’exprimer d’une façon plus indépendante.

LA GÉNÉRATION DE LA RONDE ET LES ROMANTIQUES HAÏTIENS

La coexistence d’une inspiration “universelle” et d’une autre propre à l’île caraïbéenne, se retrouve jusque dans un des mouvements littéraires les plus importants d’Haïti, la Ronde, qui semblerait de prime abord marquer un nouveau recours aux sources de l’inspiration française. La Ronde, qui s’étend pendant près de 20 ans (de 1898 environ à 1915), réunit à l’enseigne de l’inspiration et des intérêts communs un groupe important de critiques, de poètes, de conteurs, de romanciers, de dramaturges.

Plusieurs revues marquent les différents moments de son action et de son esthétique : La Ronde (qui donna son nom au mouvement), Haïti littéraire et sociale, Haïti littéraire et scientifique, L'Essor.

Le but de la Ronde était d’opérer une rénovation profonde, surtout dans le domaine de la poésie, dominé à partir de 1870 (Ecole Patriotique) par une exaltation de la vie locale et par des manifestations d’amour ardent de la patrie. La Ronde se proposait de fournir à la poésie de nouvelles sources, par le développement de thèmes métaphysiques, psychologiques et sociaux. Le mystère de la vie et de la mort, l’amour, la mélancolie, le sentiment de la nature, sont ainsi retrouvés, mais surtout à travers les modèles français.

L’on reproche souvent à l'Ecole Eclectique (entendez : les poètes de la Ronde) d’avoir abandonné la poésie politique et de combat qui était une caractéristique de “l’Ecole Patriotique”, pour un retour à l’imitation de la France. Ce dont le mouvement ne cherchait d’ailleurs pas trop à se défendre, tout au moins dans une certaine phase de son action, si l’on considère certaines phrases emblématiques qui pourraient être assumées comme Manifeste.

Ainsi, dans Haïti littéraire et sociale (5 Février 1905), on lit : “La littérature haïtienne ne peut et ne saurait être qu’un dérivé du grand courant français”. Ou encore, dans la même revue : “Nous ne pouvons pas faire de la poésie nationale, pour la raison que nous n’avons pas de littérature nationale et que nous ne saurions en avoir”. Selon l’auteur de cette affirmation (Ussol), pour qu’il existe une littérature nationale, il est nécessaire que le Pays possède une langue, des idées, des coutumes propres. Bref, une âme particulière. Or, pense-t-il, ce seraient justement ces éléments qui feraient défaut à l’Haïtien : “ Notre langue est française, françaises sont nos mœurs, nos coutumes, nos idées ; qu’on le veuille ou non, française est notre âme”. Affirmation qu’on peut juger exagérée et dont le danger est de conduire à une sorte de servitude culturelle vis-à-vis de la France. Les poètes de la Ronde sont convaincus d’avoir, à côté d’Haïti, une autre mère — tout au moins spirituelle et intellectuelle — la France ; ce qui, évidemment, n’interdit pas chez eux le sentiment patriotique. Peut-être même croient-ils agir au nom de leur Haïti bien aimée, souvent vilipendée à l’étranger, et voudraient-ils montrer qu’en dépit de tout la République noire peut produire des écrivains de haut vol, dont les œuvres valables, d’une belle facture littéraire (car les poètes de la Ronde vouent un véritable culte à la beauté formelle) soient de nature à fixer l’attention matérielle de la France. Il n’est que de lire à ce sujet l'Avant-propos (édition 1907) des Poèmes de la mort d’Etzer Vilaire.

Un tel souci (ne pas décevoir la France) vaudra, naturellement, à la poésie de la Ronde l’étiquette de littérature d’évasion ; et les débats, là-dessus, ne semblent pas loin de s’épuiser.

Le plus controversé du groupe est, sans doute, Etzer Vilaire.

Considéré par maints critiques comme le plus grand des romantiques haïtiens, il a pu atteindre à une certaine originalité malgré son éclectisme qui le poussait à se définir comme “une abeille qui, pour faire son miel, vole de fleur en fleur sous tous les climats”. Romantique, soumise à des influences multiples, faite de spéculations rationnelles et de sentiments, dense d’une résonance humaine extraordinaire, riche dans ses images, la poésie d’Etzer Vilaire, en dépit de son caractère idéaliste, sut s’enraciner profondément dans le contexte historique et social haïtien, stigmatiser les “Erostrates” et exprimer intensément (quelle oeuvre vilairienne l’aurait mieux fait que Les Dix Hommes Noirs ?) les angoisses de la génération dont Vilaire ne devait pas tarder à devenir le prophète et le consolateur.

C’est dans le même groupe (La Ronde) que se situent — quoiqu’avec des possibilités et des réalisations différentes — Georges Sylvain, Edmond Laforest, Damoclès Vieux, etc. : tous (nous exceptons Sylvain, non pas l’auteur discret et triste des poèmes La Grande Sœur, Mélancolie …, mais celui des fables créoles “ Cric-Crac ”) tous, ils se feront un point d’honneur de cultiver une littérature où ne domine plus la couleur locale extérieure (si chère à Durand !), une littérature que Seymour Pradel, le poète parnassien du groupe, qualifiera d’humano-haïtienne.

Il faudra un événement nouveau et violent dans la vie haïtienne, pour que le retour à la tradition et à l’inspiration locales puisse atteindre une dimension jusqu’alors inconnue et faire entrevoir de nouveaux horizons à la littérature. Celle-ci, en effet, avec l’Occupation d’Haïti par les Etats-Unis (1915), assume une fonction politique de première importance, à savoir de résistance culturelle et spirituelle. S’immergeant dans le tréfonds des traditions locales, elle sut redécouvrir l’âme du Pays. Ainsi prend forme, quoique d’une façon lente et progressive, un genre d’expression littéraire qui, par l’objet même de son attention, se détache progressivement des modèles français traditionnels aussi bien par le contenu que par la forme.

Il est intéressant de souligner, à ce propos, que les “traditionalistes” eux-mêmes de la Ronde trouvent, dès le débarquement des Américains, de nouvelles sources d’inspiration dans la poésie patriotique : Ode à la Délivrance de Georges Sylvain, Thrène pour l’Haïti d’Edmond Laforest, et empruntent également, pour lutter, la voie de la presse : Georges Sylvain, dans son journal La Patrie frappe l’occupant d’estoc et de taille ; Etzer Vilaire, en septembre 1915, donc peu de temps après l’intervention armée, prend courageusement position dans l’unique organe d’opposition de l’époque : Haïti Intégrale. En février 1916, la résistance culturelle s’était organisée d’une façon plus nette autour de la Revue de la ligue de la jeunesse haïtienne, qui théorisait les principes de renouvellement des thèmes de la poésie traditionnelle. En 1925, une autre revue, La Nouvelle ronde indiquait encore plus clairement la voie pour une nouvelle littérature nationale capable d’analyser et de refléter l’âme même du pays, jusque là presque inexplorée, mais susceptible de devenir source importante d’originalité. Deux ans plus tard, dans une autre revue, La Trouée, un des représentants les plus marquants de ce nouveau courant, Jacques Roumain, reprenait et précisait l’idée d’une littérature nationale considérée comme “cri du peuple qui veut dire ce qui bout en lui” comme “expression de nos idées à nous, haïtiens”.

L'ÉCOLE INDIGÉNISTE

Le 1er juillet 1927 marque une nouvelle date importante dans l’histoire de la littérature haïtienne, avec la naissance de la Revue Indigène, fondée par Emile Roumer et par ceux de la Trouée qui confluaient ainsi dans un organe de plus grande importance.

C’est de la Revue indigène que tirera son nom l'Ecole indigéniste par laquelle s’opéra une profonde révision, positive et négative, des valeurs culturelles et sociales dont s’était inspirée jusqu’alors, dans ses alternances, la littérature.

Nous ne voulons ni ne pouvons tracer ici l’histoire et l’évolution de l’Ecole indigéniste. Cette dernière mériterait sans doute une étude plus vaste aussi bien pour son importance que pour une meilleure évaluation de son influence sur les poétiques haïtiennes successives.

Qu’il nous soit permis toutefois de faire à ce sujet quelques considérations. Plusieurs éléments dus les uns à des causes récentes, les autres à des raisons plus éloignées, se conjuguent pour déterminer la poétique de l’Ecole indigéniste.

Il faut considérer tout d’abord la situation spirituelle dans laquelle vint à se trouver le peuple haïtien après l’Occupation américaine de 1915. A partir de ce moment se manifestèrent les contradictions d’une société fondée sur des structures incertaines, privée d’une cohésion de base, si faible dans son pouvoir même de survie que la dure intervention des Etats-Unis peut trouver une certaine justification.

L’occupation raciste, humiliante, insolente, suscita chez les Haïtiens une prise de conscience progressive de leurs propres valeurs raciales, spirituelles et morales. Avec la pleine réhabilitation de ces valeurs dans le domaine culturel et social, devait naître, d’autre part, un ressentiment légitime qui, après s’être exercé pendant une première période contre les Américains, favorisa, en littérature, la force de contestation du pouvoir culturel français.

On dénonça les aspects négatifs de la longue imitation du modèle d’outre Atlantique, imitation qui avait causé un appauvrissement de l’invention avec des répétitions sans fin, des variations innombrables sur le même sujet, bref par le piétinement des lettres haïtiennes sur des positions stéréotypées, enfermées dans les étroites limites de cette irrationnelle francomanie. Si l’on ajoute à cela que les élites locales avaient toujours repoussé — conformément à leur désir de paraître “des noirs d’âme et de culture française” — tout rappel à leur origine africaine, en manifestant même une très vive africophobie, il apparaît clairement que les temps étaient mûrs pour une profonde révision de toute la culture haïtienne.

La fusion de ces éléments multiples, mais rattachés l’un à l’autre dans leur diversité apparente, et dont on prit conscience qu’ils reposaient sur une base idéale historique et scientifique, fut opérée en 1928 par le plus important anthropo-sociologue haïtien, Jean Price-Mars, avec son oeuvre Ainsi parla l’oncle. Sous ce titre nietzchéen, Price-Mars réunissait toute une série d’essais sur les origines, les manifestations, les développements, bref, sur l’histoire de “l’ethnie haïtienne”.

Le livre devint bientôt la Bible du mouvement indigéniste qui ne cesse de se réclamer de l’œuvre de Price-Mars : il conduisait l’Haïtien à la pleine acceptation de ses origines africaines et des qualités particulières du groupe ethnique afro-caraïbéen, il en restaura la conscience collective ; il créa — ou, pour mieux dire, il recréa — un sentiment de solidarité nationale et de cohésion ; il proposa la devise, qui devait immédiatement s’imposer : “être soi-même le plus possible”.

L’Ecole indigéniste réalisa partant le concept de Jean Price-Mars : “acceptez le patrimoine ancestral comme un bloc. Faites-en le tour, passez-le avec intelligence et circonspection, et vous verrez, comme dans un miroir brisé, qu’il reflète l’image réduite de l’humanité”.

Ainsi la matière poétique se renouvelait, désavouant cet exotisme factice qui, auparavant, avait connu une certaine fortune. Entrent désormais dans la littérature, comme source d’inspiration noble et digne, les aspect réels de la vie quotidienne, les coutumes, les arts locaux, “les berceuses lentes, douces, au rythme apaisé, les chansons des reines-chanterelles qui mènent les danses champêtres, le rythme trépidant et sensuel d’une méringue avec sa mélodie lascive”.

L’introduction des légendes, des chants, des traditions populaires locales conduisit à une transformation importante du langage. Il devait en sortir une langue française moins traditionnelle et moins académique, qui accueillit des expressions, des mots, des onomatopées du créole et consentit à la nouvelle littérature haïtienne d’arriver à des formes originales. Cette rénovation profonde s’opéra conformément à la ligne tracée par Jean Price-Mars, grâce à Jacques Roumain, Emile Roumer, Pierre et Philippe Thoby-Marcelin et quelques autres.

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