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Stakhovitch, Nicolas

Les aphorismes de Gralph

Quand la mère de Gralph m'a annoncé au téléphone la mort de son oncle - mon ami, mon seul ami, mon seul vrai ami, il faut bien le dire - avec sa voix mielleuse, tôt le matin, et qui plus est le jour même de son enterrement, ce sont des centaines  et des centaines de pensées qui ont aussitôt défilé dans ma tête, des centaines et des centaines de pensées concernant Graph, la vie de Graph, la mort de Graph, la vie et la mort de Graph, car désormais rien ne pouvait plus séparer la vie de Graph de la mort de Graph... 106 p. (1991)

 

En 1994, Nicolas Stakhovitch est mort à 36 ans d'un arrêt du coeur, comme son héros, Gralph. Dans une lettre qu'il adressait à son éditeur, trois mois avant sa mort, il disait : "Pour moi, le problème n'est pas d'écrire, mais de vivre."

 

Extrait

Quand la nièce de Gralph m'a annoncé au télé­phone la mort de son oncle – mon ami, mon seul ami, mon seul vrai ami, il faut bien le dire – avec sa voix mielleuse, tôt le matin, et qui plus est le jour même de son enterrement, ce sont des cen­taines et des centaines de pensées qui ont aussitôt déferlé dans ma tête, des centaines et des centaines de pensées concernant Gralph, la vie de Gralph, la mort de Gralph, la vie et la mort de Gralph, car désormais rien ne pouvait plus séparer la vie de Gralph de la mort de Gralph, étant donné qu'il ne faisait pas l'ombre d'un doute, pour moi qui avais été son meilleur ami, que Gralph s'était délibérément donné la mort. Et toutes ces pensées concernant Gralph qui se sont pressées et heurtées les unes aux autres dans ma tête pendant des heures et des heures étaient non seulement ver­tigineuses, véritablement vertigineuses, comme je le pense, mais aussi indignées et affligées, pleines d'indignation et débordantes d'affliction, car l'an­nonce de sa mort qui m'avait été faite par sa nièce était indigne de sa mort et piétinait par là-même la vie tout entière de mon ami Gralph. Arrêt du cœur, simple arrêt du cœur, dans la nuit, sans conscience et sans souffrance, « ce qu'on peut espé­rer de mieux », ce sont les mots exacts que la nièce de Gralph avait prononcés d'une voix miel­leuse au téléphone pour m'annoncer la mort de son oncle, le jour même de son enterrement, quelques heures avant son enterrement effectif par conséquent, et qu'elle ait essayé de me faire croire, à moi son meilleur ami, que Gralph était mort d'un simple arrêt du cœur, c'est-à-dire d'une mort naturelle et non d'une mort volontaire, comme je le pense, comme je l'ai tout de suite pensé dès lors que le mot mort avait été prononcé à son sujet, c'était vraiment indigne, vraiment odieux de se moquer de moi en de telles circons­tances, de moi et donc aussi de Gralph, comme je le pense, indigne, indécent de me prévenir au dernier moment et vraisemblablement en dernier de la mort de Gralph dont j'avais été, comme sa nièce le savait bien et comme personne ne pouvait l'ignorer, le meilleur ami, et qui plus est de tenter de me faire croire qu'il était mort d'un simple arrêt du cœur, sans conscience et sans souffrance, c'est-à-dire me mentir, à moi son meilleur ami, sur les circonstances de sa mort.

En savoir plus...


"Publié en 1991, Les Aphorismes de Gralph est le seul et unique livre de Nicolas Stakhovitch, un auteur dont nous ne savons rien. Fait d’un seul paragraphe de près de cent pages, c’est un texte qui ressasse, un peu à la manière de ceux de Thomas Bernhard, la méchanceté en moins. Un texte qu’il faut s’autoriser à lire à voix haute, autant pour le plaisir de s’introduire dans cette écriture qui se plaît à étirer ses méandres que pour celui de s’installer dans une pensée qui n’en finit pas de penser, et de nous tenir entre ses griffes, dans un huis clos souvent oppressant mais parfois drôle, notamment lorsque nous voyons cette pensée s’engendrer elle-même, se ramifier dans une arborescence d’une formidable complexité, à partir d’un postulat pourtant sujet à caution (le suicide de Gralph). Une pensée qui ne parvient jamais à se mettre en sommeil, mais qui s’obstine à rester en éveil, comme si elle redoutait de céder au silence, et de voir le château de cartes s’effondrer (nous découvririons peut-être alors que Gralph n’était pas l’ami que le narrateur croyait avoir et, qui sait, qu’Anna n’était pas sa sœur).
Il se peut que ce livre ne nous dise pas autre chose que l’écart qui existe (chaque jour renouvelé) entre ce que nous croyons savoir des autres et ce qu’ils sont réellement. Et notre étonnement, pour ne pas dire notre déception, lorsqu’un événement nous les révèle sous un autre jour, loin de l’idée peut-être fausse dont nous avons toujours eu d’eux, mais qui était l’idée fausse dont nous avions alors besoin." lire l'article

Didier Garcia  Le Matricule des Anges n°164 , juin 2015.

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