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Lopez, Cesar

Le carré circulaire

Un homme marche dans une ville inconnue dont il ne comprend pas le sens ni le langage. Des tronçons de corps humains affluent sur les berges d'un fleuve : "nous vivons une époque de morceaux et de morcellements", disent les riverains. Nouvelles. Traduit de l'espagnol (Cuba) par François Maspero. 200 p. (1990)

César Lopez, né à Santiago de Cuba en 1933, vit à la Havane. Il est l'auteur de nombreux recueils de poèmes. On retrouvera dans ces contes la tradition du surréalisme cubain, telle qu'on les connaît ici par les oeuvres de Virgilio et de José Lezama Lima dont il fut l'ami.

Extrait

Les marches nocturnes

Je sors, comme tant d’autres fois. Je sors comme les autres nuits pour marcher dans cette ville où je me trouve. Je finis par en connaître par cœur tous les recoins, tous les passages; je sais que pour aller au parc carré peuplé d’arbres tordus, je dois prendre la grande avenue puis obliquer au troisième carrefour après la fontaine, que la tour a un système de sirènes qui hurlent dans toute la ville de telle sorte que personne ne peut échapper à leurs effets, que je peux manger tous les jours dans un endroit où l’on sert sur de longs comptoirs les plats les plus courants.

Bref, je connais beaucoup de choses de la ville. Une ville qui, de jour, est tellement lumineuse que je ne puis sortir et que je dois attendre la nuit, quand la lumière affaiblie me permet de marcher sans trébucher et sans être ébloui, à vrai dire je ne comprends pas la lumière d’ici, c’est comme si, en plus du soleil, on allumait des projecteurs très puissants... et c’est pour cela que je n’y vois pas et que j’ai dû me résoudre à dormir le jour et à sortir la nuit quand il n’y a plus que la lumière de la lune et des étoiles, et quelques petites veilleuses sur le sol pour prévenir les faux pas.

C’est pour cela que je sors la nuit et que je finis par connaître la ville et que je peux refaire en imagination tout le parcours du fleuve qui la traverse et de la même manière retrouver chaque mur et chaque poteau, parce que toutes les nuits, sans en manquer une seule, je sors, je mange dans la gargote et je recommence ma marche. Toutes les nuits je parcours la ville entière, jusqu’à ce que reviennent les terribles lumières et je dois alors courir me réfugier; au début je trébuchais et je me perdais dans la clarté, mais maintenant je calcule le temps qu’il me faut pour être dans ma chambre avant le grand flamboiement, j’emporte toujours des lunettes noires qui, le reste du temps, ne me sont d’aucune utilité. Je vais en me répétant en moi-même toutes les choses auxquelles je pense et tout ce que je peux voir dans l’obscurité et qu’il me serait impossible de percevoir pendant la journée, je connais les grands panneaux où sont figurés les ustensiles les plus divers, dont j’ignore d’ailleurs la plupart du temps l’usage, et les signes étranges qui accompagnent les dessins dont je suppose qu’ils ont une signification qui me reste cachée.

Car je ne comprends rien à ce qui se passe dans cette ville où les trains conduisent toujours au même endroit, les trains qui ne sortent jamais dans la campagne pour rejoindre d’autres agglomérations, d’autres villes, mais qui s’enfoncent dans la terre de la cité pour tourner et tourner inlassablement et qui finissent par vous laisser exactement là où vous êtes monté; trains monstrueux qui se déplacent sans personne pour les conduire, qui démantibulent ceux qui ne s’adaptent pas à leur rythme, qui sentent mauvais et changent capricieusement de température, qui sont inondés au moment où l’on y pense le moins et qui peuplent la tête de bruits infernaux.

Dans les trains aussi, on trouve ces signes compliqués dont je suppose qu’ils servent à s’orienter et dont je ne parviens pas à comprendre le sens. Je fais de grands efforts; par exemple, j’ai essayé plusieurs jours durant d’apprendre par cœur l’un de ces textes et au moment où je pensais en connaître la signification exacte, voilà que le panneau a été remplacé par un autre... c’est tout le temps comme ça, et c’est pour cette raison que j’ai décidé de marcher, seulement marcher, et encore marcher, jusqu’à ce que je finisse par tout comprendre, à tout savoir de ce labyrinthe et que, l’ayant bien compris, je puisse enfin sortir.

Je soupçonne les autres, car il y en a d’autres, beaucoup d’autres, de vouloir aussi sortir, car ils sont tous très pressés, comme s’ils cherchaient le moyen de s’échapper, au début j’essayais de les suivre au cas où il y en aurait un qui trouverait comment s’en aller, mais c’était impossible, ils me bousculaient, ils me marchaient sur les pieds, ils m’écrasaient contre les murs, ils fouillaient mes vêtements pour y chercher je ne sais quoi, ils me pinçaient aux endroits les plus secrets, il y en a même un qui m’a mordu le sexe; je protestais, je leur demandais pourquoi ils faisaient ça, mais ils grognaient des choses incompréhensibles et ils accéléraient, ou bien ils donnaient des coups de sifflet et alors ils se mettaient à me battre, et pas seulement moi mais tous ceux qui se trouvaient dans le voisinage, mais ça c’était au début, car ensuite j’ai appris à fuir, à me cacher, à éviter les coups.

Tout cela c’était avant, quand j’écoutais les conversations et que je tentais de comprendre ce qui se disait autour de moi et que j’essayais de répéter une phrase cueillie au hasard, en cherchant sa signification. « Utgripindo Sauça jamndgtiem tkxhp » m’a donné beaucoup de travail, je pensais que ça me servirait pour demander l’endroit où l’on mange mais j’ai eu beau m’épuiser à le répéter, personne ne m’a compris ou alors ils me répondaient avec des phrases très compliquées, des phrases que même en faisant des efforts de mémoire surhumains je n’arrivais à retenir que par bribes, et quand, finalement, avec le temps, j’arrivais à les retenir et à comprendre leur sens, elles ne me servaient plus à rien, car c’était comme si tout le monde avait cessé de s’en servir, et voilà que je n’entendais plus que de longues conversations échangées à une vitesse inouïe qui répétaient :

« PLIXT - PL AXT - CRUFZ - PLIXT - PL AXT - CRUFZ - PLIXT - PLAXT - CRUFZ - PLIXT - PLAXT - CRUFZ - CROFZ. »

C’était peut-être là le dernier état des modes d’expression changeants de la ville, en tout cas j’ai préféré marcher, marcher chaque nuit jusqu’à ce que la nuit s’achève, et je cours pour éviter la lumière décuplée du jour.

Comme je peux manger dans ces endroits et que je n’ai besoin de rien d’autre, j’ai cessé de travailler et personne ne s’occupe de moi; il y a eu un temps où j’ai essayé de travailler, mais la lumière me rendait la tâche impossible, d’ailleurs découper des mots dans un journal pour en coller les morceaux dans des revues était épuisant, vu que je ne comprenais rien, et puis j’étais tout le temps enfermé dans ces locaux inondés de lumières aveuglantes et ça me détruisait les nerfs.

Maintenant personne ne s’occupe de moi et je vais dans la nuit, seul, en attendant qu’apparaisse quelqu’un, quelqu’un à qui je pourrai m’adresser, quelqu’un qui me comprendra, quelqu’un que je pourrai comprendre... c’est pour ça que je guette dans mes marches toutes les personnes qui pourraient me ressembler, mais nul ne comprend mes paroles, mes gestes, mes signes, et les autres continuent à parler dans leur langue changeante, avec leurs visages et leurs corps sans expression; une fois, j’ai suivi une femme assez belle dont le regard, en tout cas pour moi, brillait d’une manière inhabituelle dans cette ville; j’ai marché longtemps, me rapprochant toujours davantage d’elle, nous sommes arrivés dans un parc et elle a enlevé sa blouse, elle m’a regardé fixement, j’ai approché mes lèvres des siennes pour les baiser, alors elle s’est penchée sur moi, elle s’est mise à me cracher dessus furieusement tandis qu’avec son sac à main grand ouvert elle me frappait le sexe et qu’elle me griffait les bras, tout ça au milieu de mille petits cris... quand j’ai pu me dégager, je me suis mis à courir en me prenant les pieds dans une multitude de couples qui étaient tous occupés à la même besogne.

J’ai pratiquement renoncé à tout contact... mais il me reste toujours l’espoir, l’espoir de rencontrer quelqu’un qui puisse parler et qui ait envie de communiquer avec moi, alors je continue mes marches nocturnes en guettant le moindre mouvement, le moindre mot, le moindre indice, qui pourraient suggérer une quelconque compréhension.

Je vais dans la large avenue, entre les arbres et les publicités, je monte dans les trains souterrains, je me mêle aux gens dans les lieux les plus divers, jusqu’à ce que les premières lumières m’annoncent la proximité du jour et que je regagne mon refuge.

Les nuits succèdent aux nuits, les heures aux heures, dans ces promenades qui sont en réalité une recherche et qui deviennent monotones à force de ne jamais rencontrer personne.

Une nuit, c’était déjà aux dernières heures de l’ombre, dans un petit square désert j’ai rencontré un jeune homme couché sur la pelouse, qui regardait obstinément les étoiles... c’était complètement insolite, dans cette ville où tout le monde marche très vite et le regard fixé sur ses pieds.

Je me suis approché en essayant de ne pas faire de bruit; mais le jeune homme a surpris mon mouvement, il s’est levé; il s’est enfui très vite et moi, comme toujours, je me suis retrouvé seul, pensant qu’il devait s’agir de quelqu’un qui avait été pris par la fatigue, ou par un évanouissement... Je me suis assis sur un banc. Et là, j’ai vu le jeune homme revenir, me dévisager fixement, anxieusement, et me dire :

— Que se passe-t-il donc ici ? Pouvez-vous me le dire ? Pourquoi sont-ils tous si pressés ? Pourquoi ces coups, ces cris, ce silence ? Pourquoi ne puis-je rien comprendre de ce que les gens disent ? Pourquoi ne puis-je rencontrer personne qui veuille m’écouter ? Quelqu’un qui me comprenne. Mais vous, oui vous, vous semblez différent. Je vous en prie, ensemble nous pourrons chercher la sortie. Je vous en conjure. Je sais que vous me comprenez. Je vous en supplie. Ne restez pas silencieux, dites-moi que vous me comprenez, qu’il est possible de sortir de ce labyrinthe.

La joie éclatait en moi, enfin, au bout de tout ce temps, de toutes ces recherches, voilà que presque accidentellement apparaissait le salut, cet autre qui allait m’aider à sortir... J’ai souri avec toute la tendresse, toute la soif de liberté que j’avais accumulées, pour lui dire sur un ton doux et décidé :

— Plixt-plaxt-crofz-crufz-plixt-plaxt-crofz-crufz.

Le jeune homme est resté comme pétrifié, la tête basse, et j’ai pu voir couler des larmes de ses yeux.

Sans bien comprendre ce qui m’arrivait, j’ai fait un nouvel effort pour lui exprimer ce que je ressentais et — Plixt-plaxt-crofz-crufz-plixt-plaxt-crofz-crufz.

Au même instant, et tandis que je découvrais que ce que je croyais être un sourire et un geste d’action de grâce n’était qu’une horrible grimace, le jour s’installa sur la ville dans toute son ardente luminescence. Le jeune homme, à peine remis de sa déception, avait fui les rayons du soleil et les lumières artificielles vers je ne sais quel refuge.

Moi, tranquillement, je me suis dirigé vers mon ancien lieu de travail, et j’y reste désormais sans plus ressentir le moindre malaise... il m’arrive parfois, quand je sors un peu tard de l’atelier, ce qui est bien rare car je ne peux pas vivre sans les lumières magnifiques du jour, de rencontrer par les rues de la ville un jeune homme différent qui semble chercher quelque chose dans le regard des gens... alors seulement, je sens en moi, très discrète, une étrange inquiétude.

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