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Dagerman, Stig

Ennuis de noce

Lorsqu’Ennuis de noce paraît en 1949, l’oeuvre ressort d’un genre traditionnel en Suède : depuis le XVIe siècle, le poème satirique composé à l’occasion des mariages, chante les mérites des nouveaux époux et, en même temps sur un mode humoristique, permet de leur dire des vérités pas toujours plaisantes. L’action se déroule ici en vingt-quatre heures dans un village où la fille du vieux Victor épouse le boucher, mais c’est d’un autre dont elle est enceinte. Les nombreux invités de la noce ont chacun, comme Hildur la nouvelle épousée, leurs drames et leurs secrets, et la bacchanale qui dure jusqu’au petit matin devient un cruel “jeu de la vérité” où le tragique se mêle au burlesque. 

Ennuis de noce est le dernier roman qu’ait achevé Stig Dagerman avant de se donner la mort à trente-deux ans. Une oeuvre qui prend place auprès de l’Enfant brûlé, le Serpent, l’Île des condamnés, parmi les plus fortes et les plus émouvantes de celui qui devait conquérir une célébrité mondiale, hélas ! posthume. 

Parue en français dans la collection des Lettres nouvelles en 1982, la présente réédition est augmenté d’un texte de Stig Dagerman, Comment j’ai écrit “Ennuis de Noce”, et d’une Postface à Ennuis de Noce”, par la fille de l’auteur, Lo Dagerman. 2016, 338 p., relié, 21 euros. ISBN 9782862312538

Extrait

 

QUI FRAPPE AU CARREAU DE LA MARIÉE ?

Doucement, pas si vite – un escargot va doucement. Dieu l’a fait ainsi. Le Bon Dieu ou quelqu’un d’autre. D’ailleurs peu importe qui l’a créé, c’est du travail bien fait. Quel besoin un escargot peut-il avoir de se presser ? Où qu’il mette le pied, c’est à lui. Où qu’il se déplace, sa maison se trouve toujours sur ses terres. Rien ne l’oblige à courir comme un dératé pour être de retour à la maison afin d’empêcher une vente judiciaire, une saisie ou un abattage forcé. L’escargot porte sa maison sur son dos et voilà bien le dos qu’il faut avoir.

Seulement si on l’a, ce dos, on se fait mal voir. Ils sont tous là, les métayers du samedi, les ratisseurs de cailloux, les suceurs d’écorce de Långmo, à traîner sur leurs perrons et à mâchonner leur chique en écarquillant les yeux. Y en a qui ont qu’ça à faire. Y en a qui ont d’immenses vérandas devant leurs baraques pourries, rien que pour enregistrer la plus petite des petites choses qui arrive à Fuxe sans avoir jamais à sortir de chez eux. Même que si on s’en va aux chiottes avec le journal, pour peu qu’il fasse clair, ils sont capables de le lire depuis là-bas. Alors si on ajoute un étage à sa maison, ils ne quittent plus leur perron et ils restent là, bouche bée, jusqu’à ce qu’ils aient la gueule pleine de mouches. Allez, crachez !

Le voilà devenu complètement cinglé, le Victor. C’est ce qu’ils disent, les autres, sur leurs perrons. Comme si la ferme du beau-père, l’Asp Johannes, ça ne lui suffisait pas à ce m’as-tu-vu de Palm. Sûr que non. Alors vous allez me monter une baraque juste sur le toit de l’autre. Ma parole, comme ça, il doit se figurer qu’il habite un château, une propriété d’au moins douze hectares ! Sûr qu’il va falloir lui donner du « patron » à cet ancien valet. Il paraît que le cheval dudit patron aurait attrapé la gourme et que sa fille aurait trouvé à se placer en ville, chez un chef-comptable. Oui, celle qui a le bâtard.

La première fois qu’on vous baptise, ça ne compte pas. Ce qui compte, ce sont les fois suivantes. Le seul nom qu’on porte vraiment, c’est celui qu’on a honte de porter. Celui que vous donnent les colporteurs de ragots et les langues de vipère. Alors, si on s’est construit une maison sur le dos d’une autre maison, on en a pour jusqu’à la fin de ses jours à s’appeler l’Escargot. Où qu’on aille, l’Escargot on le portera sur son dos. À la fin on a le dos cassé et on n’en peut plus. À la fin on ne supporte plus d’être vu. Alors on se barricade dans sa chambre, et une fois là-dedans, on crève. Seul, là-haut, dans la maison sur la maison, on se regarde le dos, voilà bien un travail qui vous occupe une vie. On baisse le store pour ne pas être vu des autres sur leurs perrons. Et les pendules, les trois pendules, on les monte là-haut. Accrochées au mur, elles font leur tic-tac et sonnent l’heure. Comme ça, on sait qu’ici le temps avance vers le calme et la délivrance. Doucement, comme un escargot. La vieille pourra apporter votre repas, marche doucement dans l’escalier, femme pour que les autres sur leurs perrons ne t’entendent pas. Et emporte le seau de toilette, il pue.

Qu’est-ce que c’était, cette histoire de maison ? Une idée ou une folie ? Quelle importance ? Pour les gens d’ici, les idées et la folie cela a toujours été la même chose. Oui, mais quand tard dans la nuit, le jour commence à poindre, le store remonte doucement, car on est bien un escargot, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi se presser quand on ne voit rien d’autre que ce qui est à vous.

Il y quelque temps, ils ont fait les foins. Est-on descendu ? Non, ce sont les autres qui ont dû monter. On avait pensé faire les foins, papa. Ah oui – est-ce que la lame de la faucheuse coupe bien ? Le valet l’a aiguisée, papa. Ah oui – as-tu quelqu’un pour te donner un coup de main ? Lars le forgeron de l’Hospice sera là et Rullan, mon amie, râtellera. Elle est en vacances. Bon – eh bien alors, tu peux faire les foins. Mais retiens bien fort la jument. Et pense à acheter du sel et des pierres à fusil. Entendu ? Oui, papa.

Rudolf a-t-il un escargot partout où il va ? Un petit, ouais. Un petit qui un jour grandira. Alors, il montera sûrement à l’étage. Et il s’enfermera en faisant très attention et il ne redescendra que lorsqu’on le sortira les pieds devant.

À l’aube, le seigle luit. Le seigle a son propre soleil. Mais il va bientôt falloir le couper. Alors une fois encore des pas dans l’escalier. Ne devrait-on pas couper le seigle, papa ? Apporte voir un épi que je sente. Il faudra bien que cette année encore, je morde dans le grain, puisque personne d’autre ne s’y entend. N’oublie pas de graisser les roues. Et la lame, elle coupe bien la lame ? Oui, papa. Dans ces conditions mon garçon, tu peux y aller.

Mais aujourd’hui. Faudra-t-il descendre ? Faudra-t-il sortir de sa maison, descendre et se mêler aux autres ? Parce que la vieille a dit en posant le hareng sur la table : tu sais, Fildur, elle va se marier. Allons donc. Et avec qui ? Avec ce va-nu-pieds de Martin de Långmo, avec qui elle restait des nuits entières sous ma fenêtre, sur le perron. Non, le Martin, il est parti. Après la mort de sa mère, il s’est fait bûcheron au Västmanland et ça a été terminé. L’anneau a été renvoyé. Elle se marie avec Westlund, le boucher, celui qui est allé en Amérique. On a pensé qu’on pourrait faire la noce ici, chez nous. Les bans ont été publiés dimanche pour la troisième fois. 

La troisième fois ? Quand les nouvelles parviennent à un escargot, c’est aussi doucement que ça. D’ailleurs : un escargot a-t-il à se soucier d’une noce ? A-t-il à sortir de sa maison pour une noce ? Une noce, ça compte moins que le trou au bout de l’allée. Une seule chose compte, c’est la mort.

L’aube du samedi est en train de pointer, c’est aujourd’hui que ça va se faire. Hier, j’ai vu que le Westlund est venu. Un cigare au bec, et son costume du dimanche. La vieille, depuis l’escalier : tu ne descendras pas ? Non, jamais. Mieux vaut encore être où on est et celui qu’on est. Mieux vaut encore être celui qu’ils ont fait de vous. Les ceux qui font.

Mais une porte vient de grincer et voilà que tout à coup, la porte de la grange est ouverte. Un homme passe devant le puits, un long type maigre marche dans la rosée et se dirige droit sur la maison. La casquette sur le front. Tout penché. Qu’est-ce qu’il veut ? Ça doit encore être un de ces voyeurs de Långmo. Mieux vaut baisser tout doucement le store. Et le laisser venir, sans être vu.

Car un escargot, ça laisse tout venir. Et tout vient. Voilà pourquoi un escargot se déplace si peu. Parce que tout est à lui jusqu’où il peut voir. Même si on ne voit plus aussi loin. L’année dernière, on voyait plus loin que cette année. L’année dernière, on voyait le pré aux vesces de Ålasse. Cette année, on ne voit plus aussi loin. On est donc plus riche cette année, le plus riche étant celui qui ne voit que ce qui lui appartient. 

 

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€ 21.00

"Tard, un soir au mois d’août 1931, je suis entré dans une écurie pour y rechercher un petit chat. Le chat n’y était pas et les deux vagabonds de ce soir-là ne s’y trouvaient pas non plus, sans doute s’étaient-ils glissés dans une stalle vide, cela n’a pas grande importance. L’important c’est que j’avais reçu dans la semaine – contre remboursement – un couteau de la firme Oscar Ahrén et une lampe de poche achetée, elle, à la Coop. Depuis, je rôdais chaque soir dans les dépendances, j’éclairais les poutres – ce livre d’hôtes des pauvres – et j’y gravais, sans me lasser, mon nom en des endroits toujours nouveaux. Ce soir-là aussi, je tirai mon couteau de son fourreau. Mais le hasard me fit éclairer deux lettres déjà gravées à cette place : E.E. À première vue, elles semblaient tracées de frais, mais un peu plus tard il m’est revenu que ces lettres représentaient les initiales d’un ancien amoureux de la fille de la maison. Il avait disparu depuis pas mal de temps et depuis même si longtemps que l’objet de sa flamme allait fêter, ce soir-là, à la ferme, ses noces avec un autre.

Je ne sais quel démon me poussa. Je rejoignis ceux qui tendaient des guirlandes dans la grande salle et je leur racontai que je venais de découvrir deux E., gravés de frais, sur le mur de l’écurie. Grand émoi, tout le monde dehors. Comme on me savait expert en inscriptions, on me crut aussitôt. Deux E., s’ils arrivent au bon moment, peuvent déclencher beaucoup de choses. Dans ce cas précis, ils firent naître tout un roman de soupçons. Ciel, un des vagabonds s’est déguisé ou bien, un troisième est là, invisible, il a parcouru une longue route pour venir gâcher ce mariage ! La passion, l’inquiétude, la peur s’emparèrent alors de nous tous pour ne nous lâcher qu’une fois la dernière bougie de cette nuit de noces éteinte.

Avant que ce souvenir, vieux de dix-huit ans, ne devienne Ennuis de noce, il a fallu qu’il traverse bien des aventures. Et d’abord qu’il connaisse le destin ordinaire d’un souvenir. Un souvenir fécond est comme un cintre sur lequel l’expérience accroche un tas de costumes. Bien avant que je ne « commence à écrire », ce souvenir supportait le poids de toutes sortes de vêtements. L’imagination y avait accroché, par exemple, des chemises de soie : Que se serait-il passé si E.E. avait été vraiment là ? Quelle tournure notre vie à tous aurait-elle prise si, tout à coup, E.E. avait frappé à la porte de la ferme et avait exigé d’avoir sa place à table ? Puis, le remords était venu y accrocher ses culottes de golf : Mon ami, pourquoi as-tu menti ? Et le regret y avait bien ajouté une ou deux cravates : Pourquoi le temps ne s’arrête-t-il pas pour celui qui est heureux ? Pourquoi faut-il toujours quitter les lieux que nous aimons et pourquoi faut-il que ceux que nous aimons nous quittent et nous laissent seuls ?

Seulement les beaux souvenirs ne font pas des romans, ils font des mémoires. Et ce qui différencie le romancier et l’auteur de mémoires c’est, entre autres, leur rapport avec les souvenirs. Le mémorialiste doit s’imaginer que les souvenirs restent là où il les a laissés, comme des événements inchangés et immuables. Le romancier sait à quel point la mémoire est trompeuse et il doit en tirer les conséquences, il doit même, oui, encourager de toutes ses forces la falsification. Pour lui, les souvenirs ne deviennent pas des faits, mais des prétextes, l’étendue d’eau par-dessus laquelle il bâtira son pont.

En tant que bâtisseur de ponts, il existe principalement trois problèmes dont la solution me fascine : et d’abord le problème de la communication. J’espère parvenir à rompre mon propre isolement grâce à un pont dont une des têtes se trouve en moi. L’autre tête se trouve chez ceux auprès de qui je cherche consolation. Puis, le problème de la construction de l’arche du pont : le problème artistique. Je veux éprouver la force de mon talent, ce talent dont il me faut douter à chaque instant sauf dans les rares moments où il me semble que je distingue, loin au-dessus de ma propre confusion, une arche plus hardie que je n’avais osé l’espérer. Le troisième problème est celui de l’environnement. Je veux offrir un panorama sur une étendue d’eau demeurée jusqu’ici inconnue de la plupart des gens, mais qui je crois vaut la peine d’être découverte d’en haut.

Le souvenir que je choisis ensuite comme prétexte parmi tous les prétextes possibles, dépend du problème qui, sur l’instant, m’apparaît comme le plus important. Un jour, ce sont les têtes du pont qui priment, un autre jour, c’est la beauté de l’arche, un troisième, c’est le panorama, tout dépend de la nature de mon désespoir. Il existe aussi une sorte d’avarice qui pousse l’auteur à déposer en gage auprès du temps certains sujets qui demandent beaucoup de forces, parce qu’il s’imagine qu’il n’en a pas encore assez pour les exploiter à fond. Une façon dangereuse de se tromper soi-même puisqu’il s’avère toujours que plus on puise dans une réalité plus celle-ci devient inépuisable et plus on s’enrichit soi-même."  

Stig Dagerman, extrait de "Comment j'ai écrit Ennuis de noce".