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Ling Xi

La Troisième moitié

Dans « la-plus-grande-ville-du-monde », les ouvriers de la défaillante Usine d’Interrupteurs de W. sont encore sous le coup du «plus-long-cortège-de-l’Histoire», repéré par satellite et rapporté par Voice of America en ce fiévreux automne 2001. Le 10 novembre, le poinçonneur sur-diplômé Guo Leda, fils de paysans, se permet l’extravagance d’épouser Han Saite, gardienne de vidéothèque, trois fois son âge, analphabète et un peu bornée. Outre l’histoire de ce couple, la plongée dans le passé de Han Saite retrace l’histoire d’un quartier durant soixante ans : de 1943 à 2002, et des vrais héros du livre, ce « nous » bavard et anonyme, soumis aux obsessions des grands hommes, paria d’une ville déshéritée. En somme, « la troisième moitié ». 247 pages. 20 euros (2010)

Ling Xi a une trentaine d’années. Elle vit et travaille à Paris depuis 1998. La Troisième moitié est son deuxième livre et premier roman.

Extrait

PROLOGUE

Nous n’avions jamais été aussi fiers de notre usine au bord de la faillite qu’en cet automne 2001. Le 11 novembre, date fatidique redoutée par tant d’entreprises étatiques à la production approximative, la Chine réintégrait l’OMC. Le même jour, la célèbre Voice of America rapportait l’ouverture du marché chinois au déferlement des produits occidentaux, le suicide de deux vaches dans une ferme texane et le mariage d’un salarié de l’Usine des Interrupteurs de W., c’est-à-dire la nôtre. La nouvelle se répandit vite dans toute la ville et bientôt dans tout le pays. Jamais notre agglomération poussiéreuse étendue à travers les montagnes n’avait suscité tant d’intérêt. Même en 1999, lorsqu’elle avait dépassé Mexico en nombre d’habitants, seuls les speakers de nos radios locales avaient interrompu leurs programmes pour annoncer avec émotion que nous étions désormais la-plus-grande-ville-du-monde. La dernière fois que les quotidiens nationaux avaient cité à la une le nom de W. remontait au contrôle national de la propreté urbaine, trois ans plus tôt, où nous avions fini bons derniers du classement.

Le 12, au milieu de la matinée, Fu Taici, secrétaire général du Parti de l’usine, nous réunissait d’urgence sur le parvis devant le bâtiment de la direction. L’info passée en boucle à la radio américaine, enregistrée et traduite la veille au soir par Dai Jiande, du Département de la Propagande, fut diffusée par haut-parleur. Le mandarin de Dai Jiande, fortement travesti par l’accent de W., nous faisait rire. Fu Taici leva le moignon de son index absent et nous rappela au sérieux. Le maire venait d’appeler, de même que notre directeur d’usine, depuis trois ans en MBA à Beijing. Grâce aux satellites de Voice of America, le nom de notre usine faisait en ce moment même le tour de la planète. Pourquoi ne pas profiter de cette soudaine notoriété pour exporter nos interrupteurs partout où leur nom les précédait ?

Bientôt, des essaims de journalistes venant des quatre coins du pays se pressaient à notre porte, pour autant qu’ils aient pu la trouver. Car, phagocytée de part et d’autre par les entrées solennelles de nos deux riches voisins, l’Usine de Caoutchouc n° 825 reconvertie dans la fabrication de sauce de soja et le Musée de la Révolution, la nôtre s’était atrophiée jusqu’à devenir un sombre boyau. Mais celui-ci ne tarda pas à se voir parer de guirlandes pour les guider depuis la rue vers les entrailles de notre vaste usine, avec ses bâtiments et ses ateliers pavoisés comme aux jours de fête.

Fu Taici donnait des interviews en déambulant dans les allées de nos ateliers, détaillant avec une dialectique aussi loquace qu’inutile les différents modèles de nos interrupteurs que certains cameramen ne faisaient même pas semblant de filmer. Dai Jiande ne dormait plus. Jour et nuit, il fourbissait son anglais dans l’attente de grands reporters internationaux qui ne viendraient pas. Bientôt, nous apercevions nos propres visages à la télé, légèrement grossis par un inexplicable effet d’optique. Les interminables nouvelles du soir, qui jadis ne faisaient que retarder l’heure de nos feuilletons préférés, voilà que nous y prenions goût. Nous les suivions en cascade sur les chaînes nationale, provinciale, municipale, sans oublier celles, privées, des usines bien portantes du quartier. Entre rencontres historiques et poignées de mains décisives, nous rêvions d’entendre une fois encore notre histoire et de montrer à nos familles épatées notre silhouette bousculée parmi la multitude. Les plus chanceux d’entre nous avaient même eu l’occasion de placer au micro un mot ou deux, qu’ils revisitent encore aujourd’hui. La célébrité anonyme nous grisait à ce point que, même le week-end, nous n’ôtions plus de notre veste le badge de l’entreprise. Certains allaient jusqu’à glisser dans leur poche un stylo dans l’espoir d’une éventuelle demande d’autographe. Seul Guo Leda eut l’occasion de s’en servir, puisque c’était bien pour lui que les journalistes étaient venus.

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