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Lesoualc'h Théo

Marayat

Jamais l’art de Lésoualc’h n’a été aussi rapide, aussi proche du halètement. Les mots tombent serrés, et crèvent la page comme les pluies de la mousson. (…) Les mots sont aussi obscènes, à l’occasion, mais obscènes « avec une nécessité qui les anoblit », comme dit Maurice Blanchot à propos de Georges Bataille. Marayat évoque souvent Madame Edwarda, mais là où Bataille pousse vers la nuit du mysticisme, et ses fastes glacés, LésouaIc’h tire vers les soleils du plaisir avec la force d’un homme convaincu que bonheur et liberté restent des idées neuves. Le corps de la femme était le dernier espace promis au vagabond toujours pressé de repartir pour arriver au bonheur avant la mort. Sincèrement, je crois que l’on n’oubliera pas un tel livre, qui secoue nos conformismes et nous désemmaillote de nos habitudes mentales. On le lit comme un message glissé sous la porte, et qui nous crie : « Vivez ! » Angelo Rinaldi – 1973 – L’Express.

Réédition (2014) 144 pages. 15 euros 978-2-86231-233-0

Extrait

Mets l’Oiseau de Feu. Allonge-toi. Ecoute. 

Tu mets l’Oiseau de Feu. Tu t’allonges. Tu écoutes. 

Moi qui suis là. Mon corps. Ma voix. Là. Pas seulement oiseau quand il chante à cause de son nid, ses œufs. Oiseau c’est l’Oiseau qui crépite-fuse. Je suis le long de toi. Siffle. À la douleur. Je t’embrasse. T’envoûte. Mes lèvres tout toi ton corps, replis, creux, longueurs longues de tes jambes. Te mouille. Mon poids au fond de toi. Toi famélique. 

Comme oiseau de métal. Plumes hérissées, œil noir. Œil flamme. 

Je me coule, coule en toi. Je nage, disparais. 

La voix. Voix sur laquelle tu vas tout de suite dessiner le visage. Vient d’annoncer que nous arrivions. Tout le voyage, j’ai couvert des feuilles de papier J.A.L. Maintenant je vois les premiers rochers qui émergent et le soleil qui devient rouge. 

L’avion prend un virage. Amorce sa descente. 

Il y a quatre heures, cinq heures... dans ce hublot une tache bleue encore, silhouette bleue au centre d’un groupe robes jaunes crânes rasés. Maintenant à travers ce hublot je vois des jonques.

Les jonques.

C’est beau.

Trou d’air.

L’avion descend.

A droite une agglomération.

Hong Kong.

Les jonques.

L’eau, la piste blanche qui monte. Encore quelques mètres.

Dans mon dos, dans mes reins. Posé !

L’avion roule le long d’une piste. C’est n’importe quelle piste de n’importe quel aéroport du monde.

Et moi je m’en fous. Je marche sur du ciment. Je m’enfonce dans une nouvelle chaleur. Encore.

La J.A.L. m’a posé dans une chambre du Miramar Hotel ou Palace, va savoir, à Kowloon. Moi, étranger.

Vraiment étranger. Je vais glander par toutes ces rues.

Moi, ma fièvre ! L’avion part demain direction Tokyo.

J’ai pour moi toute ma nuit. Demain Tokyo... aujourd’hui ma tête qui roule. Couleurs barbouillées à ma gueule. Les rues sont illuminées, aguichantes, putes. J’aime, je me vautre.

Tu sais ce que je vais faire ?

Je vais aller me payer, à moi, une machine à écrire. Il y a trop longtemps que je tape au hasard de machines de fortune, Istanbul, Téhéran, Bombay... Trop longtemps.

Alors je prends une petite portable, grise, avec sa poignée.

Je rentre fier dans mon Palace, grooms, valets drôlement tirebouchonnés, touristes sur le chemin du restaurant-night-club, qui annonce attractions locales, danses chinoises... Je n’ai qu’une envie, ressortir tout de suite.

Toute ma nuit à paumer...

À m’offrir. À me perdre.

Je suis enfin entré dans un bar, le premier. Un bar au hasard parmi les multiples bars, le Savoy...

Le Savoy à Hong Kong !

L’arnaque.

J’ai tout de suite embarqué une grande taxi-girl en robe blanche, fendue. Chinoise émigrée de Shanghaï.

Elle t’aurait plu. Statue. Des heures on aurait parlé dans n’importe quel langage, mauvais anglais... des sphinx, des apsara, de toutes les filles-chattes, renardes, reptiles, des filles vénéneuses... Tout de suite elle m’a dit : « dollars », et puis indifférente et ennuyée elle est allée s’allonger sur le lit misérable de la chambre sordide où elle m’avait entraîné.

J’ai encore en moi toutes tes odeurs.

Tous tes poisons.

J’ai posté ma lettre à la réception du Palace. Confié à un réceptionniste chamarré comme un garçon de piste. Demain quand tu la recevras, je serai déjà à Tokyo.

L’Oiseau de Feu... disque noir. À tire-d’aile, plafond d’un mur à l’autre, vol spirale. Ta main lentement pendant que tu lis va se poser au creux de tes jambes, au creux de ton ventre. Vol acide tout au fond de toi, jusque dans tes profondeurs trempées. Tes terres sauvages.

Ce sera comme hier, je suis là mais je n’existe plus déjà.

Fondu dans les espaces, tu vois ça... taché. Éclaboussures des punaises, giclures. N’importe. Les vitres en feu. Hong Kong à la dérive. Tissus britanniques. Coupe anglaise en vingt-quatre heures... sur mesures. Speak english, Habla español...

Je me glisse entre les dégoulis de saucisses rouges. La grêle morse du mah-jong. Et bières. Toutes les bières, tous les alcools, les montres, les appareils-photo, les caméras, les banderoles, mon corps encore parcouru des khlongs boueux et réinventant toute l’histoire de Manit aux bas-reliefs des bayons inondés qui surnagent, flottent tout en grimoires d’or parfumés, noircis et moisis, sourires ourlés l’histoire de Manit...

« Donne-moi mon vrai nom. D’abord je n’aime pas Manit. Manit est un nom d’homme... » Je ne savais pas... mais tu vois, on en est là... la soif des décrypteurs... Manit n’importe... et après l’invention du nom Manit je m’étais moi-même laissé prendre au piège... faut que je me réhabitue. Marayat. Bien sûr Marayat c’est toi !... Il y a... combien de temps au fait ? Peu importe... « une telle urgence que j’étais assise sur la pointe des fesses parce que j’avais peur que tu ne te lèves pour partir subitement à Osaka.

Puis je me suis retrouvée jeune, jolie et amoureuse.

C’est très bon ça. »

Urgence.

Marayat tout de suite dans ce bar de Paris, un peu pénombre. C’est tout le contraire de notre plein soleil. Toutes ces vagues. Marayat telle que je t’ai rencontrée il y a... mais combien ?

Quand je traînais par des rues bordées de khlongs... aux bas-reliefs des bayons inondés qui surnagent, flottent tout en grimoires d’ors parfumés, noircis et moisis, sourires ourlés.

L’histoire de Marayat.

D’ors.

Moi, craque, au milieu de tous ces bouges, paillettes, filles de « joie », english speaking du Starlight, et Marayat sous moi déjà, son cadavre, née vierge de la dernière mousson, les anges planeurs, ficelés, paralysés...

Dans ta chambre, hier... « Tu as soif, chéri ? »

Et à coté de nous, à quatre pattes, le boy siamois qui passe, repasse son chiffon sur le parquet. Silencieusement et de meuble en meuble. D’île en île. Je me lève. Je vais me lever. Le boy imperturbable... Descendre jusqu’au frigidaire. Je remonterai du citron pressé, du jus d’orange.

J’ai faim. Des papayes, des mangues au riz gluant. Les bras chargés de vivres.

 

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À propos de Marayat

Chronique d’Angelo Rinaldi (L’Express, 1973)

Il fut beatnik bien avant que le mot ne serve aux C.R.S. à désigner n’importe quel jeune homme aux cheveux longs. Dès 1952, il ajoutait son nom celte sur la liste des écrivains qui, de Rimbaud à Kerouac, ont pris la route. Et peut-être, à une époque où les gens s’offrent en une seule journée deux fois le coucher du même soleil, Théo Lésoualc’h est-il l’un des rares à savoir encore voyager. La Terre, il la connaît comme le fond de sa poche, où il n’y eut jamais ni monnaie ni billets d’avion. Et il est entré dans la littérature comme les vagabonds, le soir, pénètrent à l’intérieur d’une villa qu’ils croient vide, mais dont les locataires ne sont qu’endormis : il est passé par la fenêtre, et un peu d’air frais s’est engouffré, soulevant la couverture de bien des livres neufs qui ont déjà l’air d’avoir cent ans.

La Vie, vite : Lésoualc’h ne trouvera jamais mieux que le titre de son premier roman, paru en 1971, pour définir sa manière d’écrivain et son existence d’homme. Pas de haltes, en effet, dans ses errances, et dans ses pages, aucune de ces pauses permettant aux gens de lettres de se recoiffer, et de présenter leur meilleur profil au public. D’ailleurs, Lésoualc’h casserait son peigne dans sa chevelure opulente et son style dans la pelote d’émotions diverses qui lui sert de biographie et continue de s’arrondir.

Quant à se figer dans une quelconque attitude, impossible. Pour avoir un moyen de subsister, cet ancien sculpteur est devenu mime à l’école de Marceau : la mobilité est son gagne-pain. On n’arrêtera donc pas le plus singulier des romanciers que l’on ait découverts depuis une dizaine d’années, mais on peut espérer qu’il continuera de nous donner, entre deux voyages, entre deux portes, des livres brefs et denses comme des télégrammes, où il y a trop de nouvelles pour que l’on ne sacrifie pas les formules de politesse et les gracieusetés de la littérature.

La Vie, vite, c’étaient l’Europe et les Indes. Phosphènes, en 1972, c’était un même rythme fou qui fait se télescoper les images et se chevaucher les souvenirs, le retour d‘un somnambule éveillé dans la France de « vos Guy Lux et de Machin-Soir » où la clef des songes encore permis est à chercher dans le « H ».

Les soleils du plaisir. Aujourd’hui, Marayat, c’est, à Bangkok-sur-Orgasme, la description d’une fête charnelle qui a duré six mois dans une ville en comparaison de laquelle la plus évoluée des capitales occidentales apparaît sinistrement empêtrée de tabous chrétiens. Jamais l’art de Lésoualc’h n’a été aussi rapide, aussi proche du halètement. Les mots tombent serrés, et crèvent la page comme les pluies de la mousson, la terre grasse des deltas lointains. Les mots sont aussi obscènes, à l’occasion, mais obscènes « avec une nécessité qui les anoblit », comme dit Maurice Blanchot à propos de Georges Bataille.

Marayat évoque souvent Madame Edwarda, mais là où Bataille pousse vers la nuit du mysticisme, et ses fastes glacés, Lésoualc’h tire vers les soleils du plaisir avec la force d’un homme convaincu que bonheur et liberté restent des idées neuves. Le corps de la femme était le dernier espace promis au vagabond toujours pressé de repartir pour arriver au bonheur avant la mort. Sincèrement, je crois que l’on n’oubliera pas un tel livre, qui secoue nos conformismes et nous désemmaillote de nos habitudes mentales. On le lit comme un message glissé sous la porte, et qui nous crie : « Vivez ! »

 

Emmanuelle Arsan 

(Le Magazine littéraire, décembre 1973) 

Le sujet est Théo Lésoualc’h. Le miroir est Marayat. L’un et l’autre existent : j’ai assisté à leur copulation. Je pourrais donc en parler. Je ne le ferai pas. Il est utile de connaître un songe ; mais la réalité qu’un autre a faite de ce songe, non. 

La vie d’un homme et celle d’une femme, la plupart du temps, ne nous servent à rien. Le livre que leur vie a rendu possible, au contraire, devient parfois notre bien. Parfois : car, lorsque nous le lisons seulement pour savoir où l’auteur a traîné ses sandales indiennes et s’il en est revenu tel quel ou changé, l’imprimeur s’est fatigué pour rien. Le curieux de psychologie allogène, l’amateur de positions exotiques, le maniaque d’environnement coloré ne suffit pas à faire un public. Le vrai lecteur, le public irréfutable est celui qui ne s’intéresse qu’à soi-même. C’est pour lui que les autres écrivent. 

Toute lecture non feinte est onaniste. Au même titre que la masturbation physique, lire répond au besoin que nous avons de nous croire autre chose, de nous réinventer en quelqu’un (auteur ou personnage, qu’importe ?) de plus beau, de plus intelligent, de plus hardi, de moins répandu et de mieux aimé. 

« La copulation et les miroirs », disait Borges, « sont abominables, parce qu’ils multiplient le nombre des hommes » (1). Bien sûr. Mais les copulations qui nous sont mimées et dans lesquelles nous contemplons notre image idéalisée (« Ô Semblable ! Et pourtant, plus parfait que moi-même ! »), (2) n’offensent pas la nécessaire stérilité du monde : elles produisent en nous le reflet rêvé des vivants que nous pourrions être. » 

Marayat : miroir traversé, bonheur de bronze, disque noir, section de couple réverbérant la plage aveuglante, double virtuel pour le regard rougi du vagabond solitaire, du mime qui, à force de s’enduire de pâte blanche, doute de son visage... Soit. Mais ce livre, plaque photographique à demi éblouie par le souvenir du soleil, nous offre-t-il, à nous, la chance d’autoportrait différent qui seule nous intéresse ?

Il me semble que oui. Pourquoi ? Lésoualc’h hante-t-il des lieux communs ? Nous y guide-t-il, de Siamoise nue en temple phallique, avec un bagout de drogman ? Justement pas ! Si son histoire nous satisfait, c’est parce qu’elle fait honneur à nos capacités d’explorer l’irréel. Ce flâneur furieux, ce branleur de marche ne nous a pas menés naguère en une Afrique, une Scandinavie, une Turquie, un Japon, un Paris (3), ni ne nous accompagne maintenant dans une Thaïlande que le moindre billet de Boeing mettrait aussi bien à notre portée. Des déversoirs de tourisme mornement proches redeviennent, par lui, l’« ailleurs » dont nous nous languissions depuis notre âge de déraison : grande garabagne inexprimée où nous voudrions ne pas rencontrer nos omniprésents voisins de palier.

Théo Lésoualc’h invente sur place des villes et des routes de terre jaune connues de tous, qu’aucun autre que lui (et surtout pas nous) ne verra jamais. Ces images émiettées, haletées, catabolisées, prises par la queue, dépaysent et démodent d’un coup les tentations de tout repos avec lesquelles pensent encore nous faire bander des publicités de charters : « Bangkok-sur-Orgasme ! Le paradis du sexe, où les femmes sont élevées depuis leur plus tendre enfance en vue du plaisir ! » Je t’en fous ! Ces grands bordels-là n’existent nulle part, si ce n’est dans les prières d’insérer et critiques pissées par ordinateurs hongres. Quiconque achète le livre de Théo pour y trouver de bonnes adresses en est pour ses vingt-deux francs. Dans le Bangkok qu’il décrit, il n’y a que lui et son amoureuse qui jouissent.

Décrit ? Mot impropre. Théo Lésoualc’h ne décrit rien ni ne nomme personne, même quand il donne à Marayat son vrai nom. Partout, tout le temps, nuit et jour, baguenaudant ou baisant, pieds nus dans les rizières ou fesses nues dans les mers du Sud, il ne parle que de lui-même – et qu’à lui. Ce qui nous permet de nous mettre très facilement à sa place et de voir autre chose que ce qu’il a vu. C’est pourquoi ce livre nous est essentiel : nous n’avons jamais demandé à un écrivain autre chose.

Cette exigence n’est pas cynique – elle traduit notre besoin de poésie. Théo Lésoualc’h satisfait ce « manque » à la perfection, non parce qu’il est barde de naissance, mais parce qu’il est barde moderne.

Sa modernité n’est pas qu’un effet de kaléidoscope à la page dans lequel filent plus vite que le son et à la poursuite de la lumière ses mots fissionnés, ou bien gigotent et détalent les « phosphènes » fugaces, grimés, paumés et les vapes de la « vie vite » (pour reprendre les titres de ses deux premiers livres) : constater que tout passe et que les voyages ne nous laissent qu’illusions mises à sec, ce serait être moderne comme Héraclite, Bouddha ou Baudelaire. Non : Breton égotiste et Siamoise érotique, Théo et Marayat sont authentiquement des navigateurs de notre espace et de notre temps. Et, si leur « vitesse de libération » nous concerne, c’est bel et bien parce qu’elle nous place sur ces orbites obsessionnelles dont nous savons de science récente qu’elles sont nos seules vraies voies. Même si, comme les autres directions du réel, elles n’aboutissent nulle part. 

Certes, Lésoualc’h n’est pas le premier artiste à nous faire sentir que, dans un univers sans point d’arrivée ni point de départ, les seuls mouvements auxquels nous pouvons donner qualité humaine sont ceux qui nous portent d’un corps à l’autre. Mais, mieux que n’y avait réussi l’histoire de Tristan et d’Yseult ses ancêtres, le « dit » de ses pérégrinations charnelles nous aide à comprendre en quoi consiste le fait d’aimer. Aimer, ce n’est pas cultiver et choyer en soi, pour soi seul, la future mémoire d’un corps, d’un cœur, d’un esprit, d’un reflet rencontrés : c’est partager avec d’autres, des centaines, des milliers d’autres, la possibilité de les rêver. 

Théo remplit publiquement aujourd’hui pour une hypothétique multitude, le devoir de rêve solidaire appris au temps où « la plus belle fille du Siam » criait de plaisir et de tendresse dans ses bras. 

Les bouddhistes, là-bas, ont sûrement dû lui dire au moins ceci : tout est lien. Noir fil d’Ariane qu’un livre étire jusqu’à ce bout du monde, le long cheveu qu’après leur dernière nuit de fête Marayat noua six fois autour du sexe de son amant relie chacun de nous peut-être à l’amour à venir que nous ne saurions pas, ou n’oserions pas, trouver seuls. 

 

(1) Jorge Luis Borges, « Tion, Uqbar, OrbisTertius », dans Fictions, Gallimard. 

(2) Paul Valéry, Fragments du Narcisse, I. 

(3) Théo Lésoualc’h, La Vie vite, Denoël (Coll. Les Lettres nouvelles) et Phosphènes, même éditeur. 

 

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