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Andriamirado, Natacha

Caracal

Les seuls voyages que j'ai faits dans ma vie se limitent en Europe et encore, c'était dans des clubs de vacances », fit-il d'une voix timide. Cela la fit sortir de son silence. « Tu n'es jamais parti dans d'autres continents ? » s'exclama-t-elle. Il secoua la tête. Elle ne cacha pas sa surprise. Elle l'imaginait tellement arpentant le monde avec sa curiosité si aiguisée ! Et soudain, l'évidence. Pourquoi ne pas retourner à Caracal avec lui ? Elle n'avait pas le courage de partir seule là-bas. En revanche, s'il l'accompagnait, les choses se présenteraient autrement ! Elle se sentirait plus forte pour arpenter de nouveau un sol laissé à l'abandon ! Et puisqu'il regrettait son manque de voyages, l'occasion était toute trouvée ! 120 p. 18 euros.

Natacha Andriamirado est née en 1969. Elle est l'auteur d'un premier récit J'écris pour mon chien (2009, Maurice Nadeau) et collabore à La Quinzaine littéraire.

Extrait

Elle ressortira bien un jour. Avant qu’il ne soit trop tard. Elle ressortira bien un jour cette colère. Une colère aujourd’hui enfouie dans le bas-ventre, au-dessus de son sexe, comme un écho à une voix qui ne peut plus crier. Une colère, qui, telle une hémorragie interne, endommage chaque artère à bas bruit, la vide de son sang et l’entraîne vers une mort certaine.

Coline ne peut plus parler.

Ce qui s’apparentait au départ à une banale extinction des cordes vocales a laissé place aujourd’hui à un terme scientifique.

Il était venu, à l’improviste. Inquiet. Impatient. Obstiné, comme toujours. Rien ni personne ne lui avait autant signifié qu’elle était en vie. Il lui avait demandé de murmurer ne serait-ce qu’un son. Il voulait d’elle un dernier sursaut. L’exhortant à sortir d’un silence qu’il soupçonnait volontaire. Il ne tenait qu’à elle de sortir de cet isolement vocal. Il en était persuadé.

Et puis le décollage était prévu le soir même, il devait la convaincre de plier bagage, de le suivre.

Ce pays, il devait l’arpenter avec elle, retrouver sa maison d’enfance, la réconcilier avec ses souvenirs. Mais aujourd’hui, jour du départ, elle était immobile et mutique, incapable d’agir. Elle ne voulait plus partir. Elle n’eut même pas une expression de désolation pour lui signifier à quel point elle regrettait de ne pouvoir le suivre. Pas une excuse. Aucune déception apparente. Seulement cette ride de repli devant les choses, devant le monde. Lui qui la croyait sortie de cette inertie, de cette passivité morbide. Il n’en était rien.

Il voulait l’aider à s’approprier d’autres images, d’autres paysages. Lui permettre de retrouver des éléments de bonheurs enfouis. Echec cuisant. Elle se dérobait et son incapacité à partir s’apparentait, selon lui, à un refus de sauver sa peau, à un refus de vivre. De se sentir aimée. Rejet d’un possible bonheur. Comme si son être même ne valait rien. Comme si leurs liens ne signifiaient rien.

Il lui en voulait. Mais il se trompait. Elle ne s’était pas tue par simple caprice. Ses cordes vocales ne répondaient réellement plus. Elle n’y pouvait rien. Et puis, à quoi bon se lamenter. Cela reviendrait peut-être. Un jour.

Lui et son exigence... Il avait beau jeu de lui reprocher son mutisme !

Puisqu’il ne retiendrait que ce silence-là... Tant pis, s’était-elle dit. Après tout, cela ne changerait rien. Elle manquait peut-être de courage dans son corps - dans son refus de se rendre sur ce lieu et de le parcourir - mais elle n’en avait pas manqué le jour où il lui avait proposé de retourner là-bas. Savait-il au moins le combat mené pour se projeter ainsi dans un pays qu’elle exécrait ? Elle se sentait épuisée. Connaissait-il l’effort déployé de la mémoire qui ne se souvenait que d’une seule chose, mais qui, au terme d’un lent et douloureux mensonge, tentait l’extraction de quelque belle image ? Se doutait-il, un instant, des cauchemars incessants qu’elle avait affrontés, seulement parce que Caracal revenait dans son quotidien ? Qu’il n’aille pas lui parler de courage ! Elle ne voulait pas de ce malentendu entre eux. Il n’avait pas le droit de se mettre ainsi en colère contre elle, il n’avait pas le droit de lui imposer son point de vie. Elle n’allait quand même pas se jeter à ses pieds pour se plier dorénavant à chacun de ses désirs ! Il lui reprochait de n’être pas assez forte pour surmonter ce voyage ? Il avait raison ! Et alors ? Elle en avait beaucoup fait, songeait-elle ! Maintenant, il fallait qu’elle se repose. Elle le perdrait peut-être. Mais elle resterait libre. Libre d’affronter, comme elle l’entendait, ses propres démons. Il finirait peut-être par comprendre.

Ils étaient restés assis, là, chacun muré dans son orgueil.

Elle en avait profité pour le dévisager encore. Elle le trouvait beau mais n’avait jamais osé le lui dire. Elle avait observé ses joues creuses qui marquaient un manque de nourriture certain. Ses yeux boursouflés dont le bleu, d’ordinaire si intense, ne transparaissait plus. Ses cheveux noirs, en bataille, impossibles à apprivoiser. Il ne s’était pas coiffé, comme à son habitude, mais cette négligence participait de son charme. La fatigue l’empêchait de se tenir droit, la tête était légèrement penchée tandis que les épaules, comme dans un ultime effort, se maintenaient tant bien que mal en arrière. Mais il était léger, déterminé, vivant.

Il avait fini par se lever. Elle l’avait embrassé du regard, agitant négligemment la main en guise d’au revoir. Elle ne l’avait pas accompagné jusqu’à la porte. Une sorte de retenue. Une de plus. Il avait pris cela pour de l’indifférence. Mais il n’en était rien pour elle.

Puis elle s’était précipitée à la fenêtre pour le regarder une dernière fois. Il devait être sur le trottoir d’en face, attendant d’elle un dernier sursaut, une expression bienveillante. Mais, alors qu’elle tirait précipitamment sur le rideau, des larmes lui firent obstacle. Elle tenta de les retenir. Son visage, à force d’eau trouble, n’eut pas la force de se montrer dans cet état. Elle recula brusquement et se jeta à terre, étouffant à l’excès ce qui la noyait chaque jour un peu plus. De quoi se nourrit le secret ? Quels traits réussit-il à apprivoiser sur un visage, quel caractère emprunte-t-il tout au long d’une vie, claquemuré dans le silence, se servant de mimiques forcées pour se travestir en politesse, en bonjour comment ça va, en rire quotidien, en dîners entre amis, en bavardage de pluie ou de beau temps ? Où se loge- t-il dans chaque être ? Dans quelle expression, quel rire, quelle particularité ? Donne-t-il à la voix une intonation plus singulière, une ride plus profonde ? De quel siècle date-t-il ? Quelle histoire inavouable se tapit en chacun de nous ? Comment vivre avec ?

Les questions n’en finissaient pas et il se sentait incapable d’y répondre. Il voulait la connaître davantage, mais il ne savait comment s’en rapprocher. Elle le déroutait encore une fois, mais aujourd’hui, pourrait-il la laisser ainsi, vouée de nouveau à une solitude qui s’accommoderait du parfum de l’abandon ?

 


 

 

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