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Emion, Jean-Claude

La Fabrique

Un homme revient dans le village où il est né... Une histoire faite d'histoires où le passé s'enchevêtre avec le présent, les souvenirs avec les espoirs. Tout recommence mais rien n'est pareil, les guerres comme les amours, les bonheurs comme les drames, la dureté de l'exploitation des ouvriers comme la désespérance du chômage. La Fabrique, propriété de la famille Mallet de père en fils, a fait subsister le village, génération après génération. Mauvaise gestion ou mutation industrielle, le travail a ralenti insidieusement, doucement jusqu'à la fermeture définitive. De la Fabrique il ne reste plus que de grands bâtiments dévastés par le temps... Et la rumeur est née. Elle dit que le dernier des Mallet a vendu. A qui ? Pour quel usage ? Sûrement une nouvelle Fabrique, mais on se méfie. Pour certains une chance nouvelle, pour d'autres une nouvelle trahison. On est disposé à tout envisager. C'est l'avenir des familles qui se joue dans le discret bureau du notaire. On a beau être désabusé, les illusions demeurent. Pendant 150 ans la vie du village s'est accrochée plus aux souvenirs qu'à une réalité que les habitants subissent passivement. Leur Fabrique en ruine est le vestige d'une prospérité dont ils n'ont jamais profité, le symbole d'une vie meilleure qui n'a jamais existé que dans leur tête. Des gens comme des millions d'autres gens, lâches et courageux, cruels et généreux, remplis de rêves et d'amertume, entraînés dans le chaos d'une société suicidaire. 228 p. (2006) 18 euros

Jean-Claude Émion, né en 1931, a été libraire, maître-verrier, enfin scénariste. Ses premiers textes ont paru dans la NRF en 1958, ensuite au Mercure de France. Il a publié La prochaine fois c'est maintenant (Lettres Nouvelles, 1976), Jaky aime Rose (Régine Desforges, 1991). Écoutant songeant racontant (Maurice Nadeau, 1993).

Extrait

Autrefois la route entre blé et avoine, qu’ils ont faite pour se rendre aux champs. Eux que l’on ne voit plus, ou alors au loin, petites silhouettes cassées, disputant les friches aux chardons et aux broussailles. Paysans d’ancienne argile, mal bâtis, fagotés d’étoffe trop raide, sacs à soupe, sacs à vin. C’est par eux, pour eux que tout s’est fait ainsi, transformant en coutumes leurs découvertes et leurs erreurs mélangées, indissociables. Le blé, l’avoine et le seigle... mais quelques printemps sont apparus le maïs, le colza, la moutarde.

Aujourd’hui mes pieds flânent sur cette route et mes yeux explorent un paysage malmené par les dégradations des générations successives. Nulle nostalgie ne m’atteint puisque moi-même j’ai été intégré à l’évolution calamiteuse de ce monde. Les bonheurs et les disgrâces sont autres tribulations. Je conçois ma vie sans difficulté. J’essaie seulement de comprendre comment ce qui est arrivé s’est élaboré. L’expression « remonter à la source » n’exprime pas une réalité, l’histoire n’est pas un flux continu s’écoulant d’une fontaine, je me la représente comme une sorte de sueur qui sourd de partout.

Autrefois la route n’aboutissait nulle part ; à celui qui désirait poursuivre de l’imaginer, alors après maints détours elle finissait par tomber sur un chemin déjà fréquenté, souvent aussi l’herbe poussait et le souvenir en disparaissait. Que d’autres marchent, que d’autres voyagent, utilisant le cheval, la carriole ou l’automobile, que d’autres revêtent, macadamisent, bornent, redessinent le profil des virages, creusent ou élargissent les fossés, boisent ou déboisent les bords selon les époques, voilà qui ne change rien, mais donne prétexte à querelles. On écrit et publie que ce qu’abandonne l’aigle nourrit le corbeau et ce que délaisse le corbeau gave le moineau, alors qu’il demeure encore des adages où l’on affirme que ce que découvre le moineau intéresse le corbeau et ce que dévore le corbeau attire l’aigle.

Je suis revenu sur les lieux de mon enfance non pour réveiller des souvenirs endormis, mais pour me réconcilier avec l’avenir. Intention insensée ! Ma femme attend ce que d’autres appellent un heureux événement, et moi inquiétudes et perturbations. Où vais-je le placer, mon enfant ? Dans quel chaos fera-t-il irruption ? Alors que moi-même, le père, je n’ai pas encore digéré ma naissance. J’ai retrouvé les lieux de ma jeunesse. Comme ils ont vieilli ! L’air est toujours aussi tendre et léger, la courbe des vallons aussi douce et l’horizon reste velouté d’une brume bleuissante, cependant quelque chose s’est étiolé. Le sentiment. Une sensation époumonée, à bout de souffle. Ce que les hommes font de leur vie compose moins l’histoire que la déliquescence de leurs aspirations, que le détournement de leurs talents et de leurs inventions, que les atteintes à leur environnement. Mille petits détails qui ont leur mot à dire et qui, réunis, font entendre une immense plainte. Saisi, dès mon arrivée, comme si j’avais été aussitôt absorbé dans une assourdissante protestation. Pourtant s’il y a une raison d’espérer, je sais que c’est ici que je la trouverai. Fouiller. Fouiller partout pour dénicher l’espoir. Partir du commencement, de cet autrefois qui me pèse comme une promesse non tenue.

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