Panier: 0

Aymard, Sylvie

Du silence sur les mains

Dans un petit village du Midi, Toni, garçonnet énigmatique, cherche son père. Sa mère muselée par les secrets lui ment, manigance le passé, l'aime avec rage. En quelques heures un drame dénouera leurs solitudes. 114 p. (2008)

Extrait

Elle avance lentement, sur ses pattes courtes et tordues. Ses petits yeux n’expriment rien. Un doigt lui tapote la tête et l’encourage. Elle ouvre aussitôt son bec corné sans dent pour protester ; puis s’arrête, dans le silence amorphe de sa carapace.

Toni a une tortue qui s’appelle Godasse. Il aime tous les animaux. Même les abyssaux.

J’ai refusé le pigeon déficient, le chat qui tousse, le hamster idiot. Pour le chien, j’ai un peu hésité. On flotte sans fin avec lui, parce qu’il remplace presque tout. C’est dans le regard. Il ne connaît pas de révolte métaphysique ; il veut bien naître pour mourir.

Il s’en fout.

Je pars travailler très tôt, au moment de la lueur pâlotte, celle qui enrobe les choses de coton tiède. Je passe sous les arcades désertées. Pour le voir.

Il est toujours là, assis. Je m’arrête et jauge Simoun, son aptitude à devenir domestique. Mais finalement, non. Pas de chien abandonné aux yeux poignants, à la maison.

Qu’il aille au diable, avec son nom de vent chaud !

Les intentions silencieuses, je n’en veux plus. Je les sens venir, me coller dans le dos.

Toni a dix ans. Il vit avec moi dans le Midi.

Les hommes du village portent souvent des chemisettes. Ils sont gentils avec nous, disent bonjour de la tête ou des mains. Le dimanche, ils font un barbecue, retournent sur le gril des chipolatas à vif, pétaradantes de graisse.

Le soleil ne résout pas tout, même si le linge sèche plus vite ici qu’à Dunkerque, où je suis née. Ma ville nue, engourdie par le vide des regards posés sur la mer.

Nous sommes installés, depuis quelques années, sous l’ardeur persistante de la lumière. Ma grand-mère Ada aussi, exilée aux Charmilles, à trente kilomètres du bourg pour son arthrose invalidante. Elle peut maintenant déplier ses poignets déformés, sur les accoudoirs de son fauteuil canné. Une infirmière la pousse sur le balcon :

— La chaleur vous apportera une amélioration certaine.

Nous venons d’en haut. Il a fallu s’entraîner à épier derrière nos lunettes fumées.

Nous allons sur le marché du samedi, tous les deux, abrutis par l’exubérance, l’huile d’olive pressée à froid et les sachets d’herbes qui craquettent sous les doigts.

Le Midi n’est pas seulement Cézanne et le petit arbre tordu, fouaillé par le vent. C’est aussi la clarté usée de tout le monde, le matin.

Je loue un appartement sur la place, au-dessus du passage voûté Ronze de Malcus. Trois pièces, où le locataire précédent a laissé des statues allégoriques en bois, dans les coins : la Sagesse dans le couloir, la Chasteté dans la cuisine, le Prophète, dans la chambre de Toni. Je les ai gardées, les observe, les insulte parfois. Les tomettes ondulent, les robinets dégouttent, tout se délabre en douceur. J’ai dû accepter, signer vite le bail et trouver ça bien, parce que c’est ancien :

— Une affaire à saisir, dont vous n’avez pas idée ! m’a dit le monsieur de l’agence.

Des ouvriers ravalent la façade extérieure depuis un mois, étalent de nouveaux enduits aux couleurs rompues, sifflotent des airs fastueux. Une croûte humide s’éternise sur les murs, le dernier éclat du soir vibre, piétine d’ombres le labeur d’Akatébé.

Il descend de son échafaudage à six heures, tel un guerrier samburu en salopette. Toni va le rejoindre sur le trottoir, ils parlent un peu de désert, de buffles, puis, avec son aisance noire et digne, Akatébé part réchauffer ses flageolets dans son Algeco.

Il est distant avec les autres, par sécurité et discrétion. Il ne peut pas pérorer avec l’accent sur la fraîcheur des habitations en été, la femme du boulanger et le pastis, cela n’évoque rien pour lui. Mais il sait, d’un seul geste gracieux, prélever les parures de pépins d’un melon.

En automne, il marcotte la vigne, entasse des cagettes ou des palettes, répare les tracteurs rouges, avec ses longues mains calmes. Isolé, dans le silence de ses origines.

Puis l’hiver compromet les odeurs du soleil, comme partout. Un parfum d’ail gâté s’insinue, le bleu des volets devient gris et le Midi rejoint la fastidieuse campagne, avec ses fermes sans personne la journée et ses sentiers qui ne mènent nulle part.

Retour

€ 16.00