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Andriamirado, Natacha

J'écris pour mon chien

Je n'ai jamais vraiment répondu à ta question, je ne pouvais pas te dire que j'avais écrit toutes ces chansons parce que je t'aimais. Je n'avais pas le droit de te montrer ainsi mon amour. Parce que toi tu ne m'aimait pas. Je devais aussi t'inspirer un peu de dégoût. Alors je me suis excusée de t'avoir importuné. Et je suis partie. Je t'ai dit au revoir en prenant garde de ne pas me faire de croche-pieds ou de te tomber dessus. Et j'ai pensé à nouveau à ta question. Pour qui j'écris, si ce n'est pour l'amour que je te porte et dont tu ne veux pas ?

Pour qui alors ? Pour mon chien. J'écris pour mon chien. 64 p. (2009)

Natacha Andriamirado est née en 1969 à Madagascar. J'écris pour mon chien est sa première publication.

Extrait

LE COUP DU CHIEN

C’était l’évidence. L’urgence. Comme s’il n’y avait pas une minute à perdre, comme si je n’avais pas le droit de repartir en la laissant là, derrière cette vitre, au milieu de la paille, entassée, avec les autres. C’était le moment. Je n’avais rien à faire devant cette boutique, dans ce quartier, avec ces gens, au milieu des enfants. Je n’avais rien à faire ici, ce n’était que le fruit du hasard, les conséquences d’une errance, d’une marche, d’une volonté de me perdre, loin de cette gare, dans cette ville.

Je suis arrivée à 6 h 41, gare du Montparnasse. Il m’avait dit qu’il m’attendrait, qu’il était heureux, soulagé, réconcilié, impatient. Il m’avait dit qu’il serait là. Pour moi. Je n’avais pas dormi de la nuit, j’avais rêvé de lui, de nous, j’avais rêvé de ses bras, de son corps, de son souffle. Il était revenu pour moi, il avait fini par se lasser de cette femme, de cette maîtresse, de cette belle. Dans le train, je me pinçais le bras, non, je ne rêvais pas, j’allais le rejoindre parce qu’il me l’avait demandé, parce qu’il m’aimait. Parce qu’il m’attendait. Je me disais c’est donc ça l’amour, il n’y a rien à comprendre, parfois on est de la partie, parfois non, il n’y a pas à chercher, c’est comme ça. Mon tour était arrivé, j’étais attendue, il me l’avait promis, il se déplaçait pour moi, il me l’avait dit. Pour moi, rien que pour moi. Je me disais tout ça dans le train, je souriais toute seule, je riais même, je trouvais les gens beaux, j’avais envie de les embrasser, je ne voulais pas fermer les yeux malgré la fatigue, malgré le trajet, je voulais savourer ce bonheur, ma nouvelle vie, mon paradis. Mon corps en était tout retourné de son image à lui, de son sourire, de sa voix, je frissonnais à l’idée de me serrer de nouveau contre lui après tant d’années, après tout ce temps, après toutes ces attentes.

À 11 h 41, il faisait de plus en plus froid dans la gare. Cinq heures de retard, c’était beaucoup quand même. J’ai essayé de lui téléphoner. Je regardais autour de moi, il s’était peut-être trompé de quai, il s’était peut-être trompé de voie, peut-être trompé tout court. Je ne le voyais pas, il ne venait pas.

Je me suis dit voilà, il a changé d’avis. Il a fait son choix. Il fallait que je mette fin à ses promesses, à ses douceurs, à ses mots, à tout ce que j’aimais. C’était comme ça.

Pourtant, j’avais fini par y croire à ce bonheur, fini par me dire que ça n’arrivait pas qu’aux autres. Ça avait été bon de pouvoir me le dire. Ça m’avait réconciliée avec le reste, avec mes peurs, avec ma timidité, avec moi-même.

C’est donc ça l’amour, il n’y a rien à comprendre, parfois on est de la partie, parfois non, il n’y a pas à chercher, c’est comme ça.

J’ai serré les poings, j’ai serré les dents, j’ai gardé la tête droite, j’ai fait tout ça machinalement, je n’ai même pas pleuré, je n’ai même pas crié, je n’y arrivais pas, tout était de nouveau enfoui, au fond de ma gorge.

Je suis sortie de la gare, dehors il y avait du monde, il y avait d’autres personnes qui attendaient, qui regardaient leur montre, qui téléphonaient, j’enviais leurs espoirs, leurs attentes, leurs vies.

J’ai regardé la ville, ses vitrines, ses ruelles, ses avenues, ses gens, je ne pensais à rien, il fallait que je marche.

C’est le hasard qui m’a amenée là. Il y avait du monde, de l’agitation, des enfants, des rires, comme un rendez-vous de vitrine de Noël. La curiosité, la découverte, la tendresse, l’émotion, la vie, j’avais l’impression qu’il y avait tout en même temps.

Je me suis approchée.

C’était une boutique pour chiens. Il y en avait de partout, dans de grands bacs transparents, dans des cages, sur des poufs, sur des lits, dans des niches. Il y en avait qui couraient, qui sautaient, d’autres qui jouaient, certains qui aboyaient.

Et puis il y en avait une, une seule, qui ne disait rien, qui ne bougeait pas, qui ne hurlait pas. Une chienne avec de grands yeux noirs, un petit air ébahi, un duvet tout gris. Une chienne qui m’observait seulement, qui me fixait vraiment. Une qui attendait je ne sais quoi, une qui passait inaperçue, qui ne participait pas au raffut. Elle était là, postée sur la paille, immobile et elle me regardait, comme si elle me connaissait déjà, comme si elle savait tout de moi. Au départ, j’ai essayé de fuir ce regard, ça me gênait une expression pareille, venant d’un animal en plus, je trouvais ça ridicule. Mais cette chienne continuait de me scruter, je ne savais plus quoi faire. Finalement, j’ai saisi son regard qui me traversait, je n’ai rien fait pour l’éviter, j’ai saisi ce regard parce que je le connaissais.

Ça me faisait sourire de penser que j’avais fait tout ce trajet pour me retrouver dans ce magasin, devant cette chienne, faute d’être devant l’homme que j’aime. Il n’empêche.

C’était l’évidence. L’urgence.

Je n’ai pas hésité.

Je suis rentrée dans le magasin et suis allée voir la vendeuse. Je lui ai dit, vous voyez cette chienne-là, eh bien elle est à moi. La vendeuse m’a dévisagée, elle me regardait de haut, l’air moqueur, un air que je connaissais bien mais qui étrangement, là, dans cette boutique, à ce moment précis, ne m’atteignait plus. Je l’ai de nouveau regardée et lui ai répété la même phrase : « Vous voyez cette chienne-là, eh bien elle est à moi. » Elle a pris un air surpris et elle m’a annoncé le prix. Je faisais une folie. Mais cette chienne devait repartir avec moi.

Je n’avais quand même pas le droit de la laisser comme ça.

Elle ne le méritait pas.

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